ANALYSES

Iran : entre répression de son peuple et évolution de sa politique étrangère, quel état des lieux ?

Interview
20 avril 2023
Le point de vue de Thierry Coville
 La mort de Mahsa Amini, une étudiante iranienne, le 16 septembre 2022, a provoqué un mouvement de contestation sans pareil à travers tout le pays. Depuis, les manifestants subissent une répression particulièrement violente du régime des mollahs. Le 15 avril dernier, de nouvelles mesures de répression ont été mises en place, causant la fermeture de plus de 150 commerces. Parallèlement, la peine capitale est de plus en plus utilisée par le régime. Si le contexte social iranien alerte, sa politique étrangère semble être en plein repositionnement stratégique : rapprochement avec la Russie via notamment la fourniture de drones et un soutien logistique, mais surtout réconciliation diplomatique avec l’Arabie saoudite. Quelle est actuellement la situation en Iran ? Comment analyser les évolutions de politique étrangère iranienne ? Thierry Coville, chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran, répond à nos questions.

Après plus d’un an de révolte féministe contre le port obligatoire du voile par les Iraniennes, le régime des mollahs est toujours plus inflexible. Que doit-on en conclure sur le climat social actuel dans le pays ? La terreur suffira-t-elle à maintenir les mollahs au pouvoir ?

Il est encore trop tôt pour le dire. De plus en plus de femmes sortent, non pas mal voilées, mais sans voile. Les autorités iraniennes ne veulent pas céder sur ce point et menacent de sévères sanctions les femmes refusant de porter le voile. Deux éléments les poussent à être inflexibles. Il y a d’une part un petit groupe très attaché à la morale islamique et qui les soutient, il s’agit de lui montrer qu’elles ne les lâchent pas. D’autre part, il y a l’idée que céder sur le voile les fera céder sur les autres sujets. Pour autant, cela reste confus et des discussions au sein du système politique iranien ont lieu entre ceux qui sont en faveur d’une ligne dure, notamment le chef de la police d’Iran qui est allé jusqu’à dire que si des femmes étaient mal voilées en voiture, les forces de police pourraient confisquer ladite voiture ; et ceux qui disent qu’il est impossible de contrôler toutes les femmes et que l’application de telles mesures causera l’épuisement des forces de police. Cette situation fait écho à celle connue au moment de l’arrivée des antennes paraboliques en Iran alors que les chaînes de télévision étrangères y étaient interdites. Il était alors impossible pour les forces de police de maîtriser cette interdiction. C’est donc un véritable rapport de force qui s’engage entre une grande partie de la société iranienne qui a soutenu les manifestations, et les autorités. Si les manifestations sont pour l’heure beaucoup moins importantes, toutes les causes, qui vont au-delà de la question du voile, qui ont généré la colère perdurent. Le fait de ne pas porter le voile est une manière de montrer que le mouvement de contestation est toujours vivace.

La peine de mort est effectivement instrumentalisée, puisque deux personnes arrêtées lors des manifestations ont été exécutées. L’Iran est l’un des pays qui fait le plus appel à cette sentence. Il y a ainsi eu 582 pendaisons en 2022, soit une hausse de 75% par rapport à l’année précédente. La situation économique et sociale qui demeure catastrophique, avec une grande partie de la population paupérisée, couplée avec le fait que les courants les plus durs sont au pouvoir depuis 2020, expliquent l’utilisation de plus en plus fréquente de la peine de mort par les autorités.

Depuis plusieurs mois la guerre en Ukraine donne l’opportunité d’un rapprochement entre l’Iran et la Russie, Téhéran fournissant drones et soutien logistique. Certains observateurs voient dans le rapprochement Téhéran/Moscou un moyen de contourner les sanctions occidentales qui pèsent sur les deux pays. Qu’en pensez-vous ? Quel est l’objectif stratégique de ce renfort de liens entre les deux pays ?

Je reste plutôt sceptique, bien qu’on en entende parler dans les médias, sur le fait qu’il y aurait une collaboration entre l’Iran et la Russie pour contourner les sanctions. Cette coopération a déjà eu lieu et c’est davantage le partenariat commercial avec la Chine qui permet à l’Iran de lutter contre lesdites sanctions, notamment parce que Pékin a besoin du pétrole iranien. Malgré la politique de pression maximale exercée par les États-Unis sous la présidence de Donald Trump, la Chine a continué à acheter du pétrole à l’Iran, même si le volume a été réduit. Pékin a mis en place, ce que l’on peut désigner comme un système de contournement des sanctions, en utilisant le yuan comme monnaie d’échange. Téhéran, a exporté du pétrole en Chine et était payé en yuans. Avec ce compte créditeur en yuan, l’Iran était ainsi en mesure d’importer des produits chinois. Moscou contourne également les sanctions occidentales en vendant son pétrole notamment en Asie, se retrouvant de facto en concurrence directe avec Téhéran. Cela étant, les échanges économiques entre l’Iran et la Russie semblent être en augmentation, et ce dès 2021, avant le début de la guerre en Ukraine. En 2021, La Russie faisait partie des cinq premiers exportateurs sur le marché iranien. On voit au total, qu’à la différence de l’Europe, la Chine et la Russie sont prêtes à payer le coût politique qui accompagne le fait de maintenir et développer des échanges économiques avec l’Iran.

Pour autant, la fourniture de drones et le soutien logistique à la Russie sont des questions stratégiques essentielles pour l’Iran. L’armée iranienne souffre d’une faiblesse fondamentale au niveau de ses forces aériennes et de son système de défense anti-aérien.  Téhéran, ayant craint un affrontement direct avec Washington, a certainement entrepris cette coopération militaire avec la Russie dans l’espoir d’obtenir en échange des avions russes et une aide pour améliorer l’efficacité de son système de défense anti-aérien. C’est un sujet vital pour l’Iran. C’est donc bien la dimension militaire de la coopération avec Moscou qui revêt un caractère primordial pour Téhéran.

Après sept années de rupture, l’Iran et l’Arabie saoudite ont rétabli leurs relations diplomatiques sous l’impulsion de la Chine. Quels sont les enjeux de cette réconciliation ? Dans quelle mesure celle-ci rebat-elle les cartes des équilibres géopolitiques ?

Cette réconciliation est un fait majeur pour le Moyen-Orient puisque la rivalité géopolitique entre l’Iran et l’Arabie saoudite a structuré l’environnement de la région, avec des conflits par forces interposées en Syrie et au Yémen notamment. Il y avait une véritable guerre par l’intermédiaire de milices entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Riyad avait également été un soutien clé pour la politique de « pression maximale » de Donald Trump sur le régime iranien, sans oublier son opposition à l’accord sur le nucléaire de 2015 et à toute forme de rapprochement entre Téhéran et Washington. Le fait que ces deux pays, toute proportion gardée car la prudence est de mise, reprennent leurs relations diplomatiques est un événement important pour la région. Il n’est cependant pas une surprise totale, Riyad et Téhéran négociant depuis un peu plus d’un an, pour des raisons différentes

L’Arabie saoudite a ainsi certainement réalisé que sa politique d’affrontement total tantôt en Syrie, tantôt au Yémen contre les forces soutenues par l’Iran, était un échec.. Ce rapprochement ne signifie pas que l’Arabie Saoudite n’a plus de différends avec l’Iran, mais l’idée est maintenant de les régler par la négociation et la diplomatie. Mohammed Ben Salmane est engagé dans une profonde restructuration de son économie avec l’objectif de réduire sa dépendance pétrolière. Raison pour laquelle il a besoin d’une certaine stabilité régionale.

Quant à l’Iran, le pays s’est retrouvé très isolé sur la scène internationale du fait des manifestations massives et leur répression.  Le régime craignait que l’Arabie saoudite se joigne aux accords d’Abraham, ce qui aurait constitué dans la région un véritable front anti-Iran, renforçant l’isolement de Téhéran. La normalisation des relations avec Riyad est une manière de fracturer ce front. D’autant plus quand il est aussi question de rétablir les relations diplomatiques avec le Bahreïn, grand allié de l’Arabie saoudite et signataire des accords d’Abraham. Par ailleurs, l’économie iranienne étant en pleine crise, les échanges éventuels avec l’Arabie saoudite, notamment via l’exportation de produits non pétroliers, peuvent être vus comme un moyen d’améliorer la situation économique en Iran.
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