ANALYSES

Tunisie : des élections législatives sur fond de crise politique et économique

Interview
7 février 2023
Le point de vue de Brahim Oumansour
 


Dimanche 29 janvier, les Tunisiens étaient appelés à se rendre aux urnes pour le second tour des élections législatives. Alors que les négociations avec le Fonds monétaire international sont toujours en cours, quelle est la situation économique et sociale de la Tunisie ? Quels étaient les enjeux de cette élection ? Le point avec Brahim Oumansour, chercheur associé de l’IRIS et directeur de l’Observatoire du Maghreb

Alors que des négociations avec le FMI sont toujours en cours, quelle est actuellement la situation économique et sociale de la Tunisie ?

La situation économique et sociale de la Tunisie est aujourd’hui critique et inquiétante. Elle nécessite l’intervention de créanciers étrangers, notamment du FMI, ce qui traduit la gravité de cette crise. L’urgence sociale dans laquelle est tombée la Tunisie depuis la chute du régime de Ben Ali en 2011 a imposé le recours aux subventions et un recrutement massif dans la fonction publique, c’est-à-dire à appliquer une forme d’État providence. Cette crise économique est induite en partie par la paralysie politique qui a caractérisé la Tunisie post-Ben Ali en raison du bras de fer entre l’exécutif et le Parlement. Par la suite, cette crise s’est aggravée à la fois par la pandémie de Covid-19 qui a frappé notamment le secteur du tourisme et par la guerre en Ukraine qui a provoqué une inflation galopante qui touche notamment les produits de base et qui augmente le déficit commercial du pays.

Aujourd’hui, en raison de la dépendance au marché mondial, la facture d’importation de l’État tunisien a explosé, creusant ainsi le déficit budgétaire et entraînant une inflation qui a atteint en Tunisie 8,6 % l’été dernier et qui dépasse aujourd’hui les 10 %. À cette inflation, s’ajoutent des séquences de pénuries de produits de première nécessité comme le lait, le sucre, le blé, la farine et cela avec une croissance économique qui dépasse à peine les 2%. L’État tunisien est en négociation avec le FMI pour un soutien financier, mais ce dernier est dans l’attente de garanties et exige des réformes structurelles comme la réduction des subventions des produits de base, des restructurations et la baisse des dépenses publiques. Cependant, ces demandes s’inscrivent dans un contexte politique et social tendu.

Quels sont les enjeux de cette élection ?

Les enjeux de cette élection sont multiples, à la fois sur le plan national et à l’étranger. En effet, ces législatives s’inscrivent dans la feuille de route tracée par le président Kaïs Saïed visant au démantèlement du régime parlementaire issu de la révolution et de la Constitution de 2014 en faveur d’un régime présidentiel au travers duquel le président actuel s’est octroyé les pleins pouvoirs.

Cette feuille de route a commencé par le coup de force du 25 juillet 2021 avec la suspension du Parlement puis sa dissolution huit mois après, suivie d’une réforme constitutionnelle avec la nouvelle Constitution adoptée par référendum le 26 juillet 2022, malgré une forte abstention. Ce coup de force a induit un bras de fer entre l’exécutif et l’opposition au sein du Parlement composé de plusieurs partis politiques comme Ennahdha (issu des Frères musulmans) ou encore le Parti destourien libre (anti-islamiste) qui au départ soutenait Kaïs Saïed. Aujourd’hui, ces différents partis sont très critiques de la politique menée par le président tunisien. L’exécutif justifie son coup de force par l’urgence de la situation et la nécessité de garantir la stabilité économique et financière de l’État qu’exigent les créanciers étrangers, notamment le FMI, afin de bénéficier de programme d’aide et sortir le pays de sa crise chronique. C’était un pari risqué de la part de l’exécutif, car les partis les plus influents ont appelé au boycott et n’ont pas suivi la feuille de route du président, s’inscrivant dans une politique de défiance envers l’exécutif. La stratégie du président Saïed pourrait ainsi avoir l’effet inverse et en engendrant des incertitudes politiques peu rassurantes.

Tout comme le premier, ce second tour a été fortement marqué par l’abstention. Comment expliquez-vous cette faible participation ? Que peut-on attendre pour la suite ?

Le premier et le second tour de ces législatives ont été marqués par une forte abstention, près de 89 % du corps électoral lors du second tour n’est pas allé voter. Cette abstention est liée à l’appel au boycott de plusieurs formations politiques, notamment Ennahda, le Parti destourien libre et d’autres, qui considéraient les mesures prises par le chef de l’État tunisien comme une forme de coup d’État contre les acquis démocratiques issus de la révolution du jasmin. Cet appel au boycott a été suivi par leur base, mais plus globalement, le climat politique et socio-économique a beaucoup déçu les Tunisiens. Les guerres menées entre d’une part l’exécutif, les anciens parlementaires et l’opposition, mais également au sein de l’opposition elle-même sur des clivages idéologiques et politiques, ont entraîné une forme de désillusion de bon nombre de Tunisiens.

Tout cela s’inscrit dans le contexte économique et social très délétère que nous venons de rappeler qui crée un climat de défiance de suspicion envers les dirigeants, mais également vis-à-vis de la classe politique dans son ensemble. La dégradation du secteur économique (inflation et pénuries alimentaires) et de l’emploi en particulier pour les diplômés induit une forme de scepticisme et de colère chez les plus jeunes. L’enthousiasme des Tunisiens suscité par la révolution et la chute du régime Ben Ali est en déclin et aggravé par le coup de force Kaïs Saïed.

Bien entendu, beaucoup de Tunisiens sont en attente d’une solution. L’engrenage économique dans lequel se trouve le pays depuis une dizaine d’années réduit à la fois la marge de manœuvre de l’État, mais également l’optimisme suscité dans les premières années post-Ben Ali. La crise économique et politique actuelle suscite des incertitudes, d’autant plus que la puissante centrale syndicale, l’UGTT, prend ses distances avec l’exécutif et appelle à un dialogue national à l’instar de ce qui s’est fait en 2014. Cela pourrait relancer le débat politique en Tunisie et rebattre les cartes, car, rappelons-le, ce syndicat reste très influent sur la scène politique tunisienne.

 

 
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