ANALYSES

Condamnation du maire d’Istanbul : un nouveau tournant autoritaire d’Erdoğan ?

Interview
19 décembre 2022
Le point de vue de Didier Billion


Le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, vient d’être condamné à deux ans, sept mois et quinze jours de prison et à une peine d’inéligibilité pour « insulte » envers des hauts fonctionnaires. Verdict dont il va faire appel. Qui est Ekrem Imamoglu ? Est-il un concurrent crédible à Erdoğan pour les présidentielles de 2023 ? Assiste-t-on à un virage autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan, sinon à une perte d’indépendance de la justice ? L’opinion publique turque pourrait-elle s’emparer de la question de l’indépendance de la justice et fragiliser Recep Tayyip Erdoğan ? Le point avec DIdier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste de la Turquie.

Qui est Ekrem Imamoglu ? Est-il un concurrent crédible à Erdoğan pour les présidentielles de 2023 ?

Ekrem Imamoglu est maire d’Istanbul depuis 2019 et un des responsables du Parti républicain du peuple (CHP). Ce parti a été fondé en 1923 par Mustafa Kemal et est aujourd’hui le principal parti de l’opposition parlementaire. Il convient de rappeler les conditions mouvementées de son élection. La ville d’Istanbul conquise en son temps par Recep Tayyip Erdoğan était dirigée par le parti de ce dernier, le Parti de la justice et du développement (AKP), depuis 1994. La conquête de la mairie d’Istanbul par R. T. Erdoğan marqua le début de son affirmation sur la scène politique tant est symbolique l’administration de la plus grande ville du pays peuplée d’environ 16 millions d’habitants.

En mars 2019, deux candidats s’affrontent au deuxième tour des élections municipales et voient la victoire de Ekrem Imamoglu avec seulement 13 000 voix d’avance. N’acceptant pas sa défaite, l’AKP va parvenir à faire annuler ce résultat et une sorte de troisième tour est organisé au mois de juin suivant qui voit à nouveau la victoire de E. Imamoglu, avec cette fois-ci 800 000 voix d’avance. Victoire nette et sans contestation. Le tombeur de l’AKP va alors bénéficier d’une incontestable aura sur la scène politique turque. C’est dans ce contexte que le nouveau maire avait déclaré, quelques mois plus tard, que ceux qui avaient voulu annuler le résultat des élections municipales à Istanbul étaient des « imbéciles ». Ce qui lui vaut depuis lors ses déboires judiciaires.

On peut analyser du résultat de ces élections de 2019 la confirmation du légitimisme de l’électorat turc qui préfère celui ou celle qui remporte des élections à la suite d’une bataille politique plutôt que celui qui tente de recourir à des procédures judiciaires pour parvenir à ses fins. En ce sens Ekrem Imamoglu représente incontestablement un concurrent crédible pour s’opposer à Recep Tayyip Erdoğan lors de la prochaine élection présidentielle qui se tiendra au mois de juin prochain. Pour autant, le candidat des oppositions n’a pas encore été désigné.

Assiste-t-on à un virage autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan, sinon à une perte d’indépendance de la justice turque à la veille des élections présidentielles ?

Le tournant autoritaire a été pris depuis fort longtemps en Turquie. Si dans les premières années du pouvoir de l’AKP, arrivé aux responsabilités gouvernementales en 2002, ce dernier fait preuve d’une réelle volonté réformatrice et contribue à l’élargissement des droits démocratiques individuels et collectifs, une deuxième séquence se cristallise aux environs de 2010 se manifestant par un tournant autoritaire et liberticide qui s’amplifie encore après la tentative de coup d’État de juillet 2016. Dès lors les libertés fondamentales sont restreintes et l’État de droit singulièrement ébréché.

Pour mémoire, 20% du corps des magistrats sont suspendus après la tentative de coup, ce qui affecte d’autant l’indépendance de la justice et donc la pratique démocratique. En outre le référendum de 2017 dont la fonction principale était de consacrer la nature présidentialiste du régime contribue aussi à un considérable affaiblissement de l’indépendance judiciaire.

On peut à ce propos utilement consulter la note réalisée par Fatih Tombuloglu et Gulcan Kolay pour le compte de l’Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique de l’IRIS, en date du 13 avril 2017 :

« Ce poids présidentiel au sommet de la justice se renforce encore plus à travers la recomposition du Haut-conseil des juges et des procureurs. La révision constitutionnelle d’Erdoğan réduit d’abord de 22 à 13 le nombre de ses membres. Ensuite, il précise que le président de la République nommera, si le texte est approuvé par le peuple, directement 4 membres sur les 13 du Haut-conseil. En second lieu, le ministre de la Justice nommé par le président en assumera la présidence (Article 14). En troisième lieu, le Sous-secrétaire du ministre de la Justice, nommé lui aussi par le président, en sera membre. En cas d’absence du ministre de la Justice, c’est le Sous-secrétaire qui sera amené à présider. L’influence du président est ainsi fortement accrue puisqu’il nommait auparavant 4 membres sur les 22 que comptait le Haut-conseil.

Le texte n’en reste toutefois pas là. Le corps de la magistrature se trouve entièrement exclu de la nouvelle composition alors qu’il décidait du choix de 16 membres sur 22 (Tableau I). Les 7 membres restants seront élus par l’Assemblée nationale. Le président de la République pouvant désormais assumer la présidence de son parti, si le référendum est victorieux, cela lui assure un poids considérable sur les futurs membres du Haut-conseil élus par les députés. Ainsi, le Haut-conseil qui a l’autorité sur les nominations, promotions et révocations de près de quinze mille juges et procureurs tombe sous l’influence du président. »

Des partisans du maire ont manifesté à la suite de cette décision. L’opinion publique turque pourrait-elle s’emparer de la question de l’indépendance de la justice et fragiliser Recep Tayyip Erdoğan ?

Ce sont bien plus que des partisans du maire qui se sont réunis le soir même du verdict sur le parvis de la mairie d’Istanbul. Tout d’abord, le nombre est impressionnant, même s’il a donné lieu à une querelle des chiffres. La police annonce 25 000 personnes, la municipalité d’Istanbul pour sa part 200 000, dix fois plus… Outre les militants et partisans du parti d’Ekrem Imamoglu, des responsables politiques de premier plan sont venus pour prendre la parole. On peut notamment citer Meral Aksener, dirigeante du IP (Bon parti), principal allié du CHP. Toutes les interventions ont dénoncé le déni de justice et l’instrumentalisation de l’appareil judiciaire par le parti au pouvoir, et c’est en effet perçu de cette manière par une grande partie des citoyens turcs.

Ce sera certainement un élément qui comptera dans les choix électoraux du mois de juin prochain tant s’accumulent les résistances à l’ordre autoritaire mis en place par Recep Tayyip Erdoğan. Après 20 ans de pouvoir de l’AKP et la dégradation de la situation économique de plus en plus préoccupante du pays, il est manifeste que le pouvoir est fragilisé. Pour autant nous savons que le président sortant est un redoutable concurrent sachant faire preuve d’une remarquable énergie dans les campagnes électorales. Il serait bien présomptueux de se hasarder à faire des pronostics un tant soit peu crédibles à ce jour. Les résultats électoraux à venir dépendront fondamentalement de la capacité des oppositions à s’unir et à présenter un front commun. Nous y reviendrons prochainement.
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