ANALYSES

La jeunesse turque, un électorat déterminant : la possibilité d’une Turquie sans Erdoğan en 2023

Tribune
5 décembre 2022
Par Selin Gücüm, diplômée en sciences politiques, Alumni de l’Institut Catholique de Lille ESPOL et de la London School of Economics and Political Science


La date précise des prochaines élections de 2023 en Turquie reste indécise, néanmoins les acteurs politiques se positionnent déjà pour les remporter. Toutefois, un groupe d’importance cruciale échappe souvent aux analyses de cette élection déterminante pour le futur du pays, les jeunes. Il est estimé que 6 millions d’entre eux ayant entre 18 et 21 ans vont voter pour la première fois en 2023, ce qui représente environ 10 à 12% des électeurs enregistrés en Turquie. Il faut également souligner que parmi les 62,4 millions d’électeurs enregistrés, 13 millions appartiennent à la « génération Z »[1], d’où découle, de nouveau, l’importance des jeunes pour le résultat de ces élections[2]. Sans doute, les partis politiques en Turquie, et notamment l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la justice et du développement), sont conscients de l’enjeu politique de ce facteur, mais il est difficile d’affirmer qu’ils parviennent à séduire cet électorat volatil. En ce sens, plusieurs éléments indiquent la capacité des jeunes à contribuer à un changement lors des prochaines élections, mais qu’est-ce que la vision et le comportement politique des jeunes nous indiquent ? Quelles sont leurs attentes et quelle est la nature de la relation entre ces jeunes et les partis politiques en Turquie ?

Il faut d’abord préciser les caractéristiques de la génération en Turquie. Cette cohorte, c’est-à-dire l’ensemble des personnes ayant vécu un évènement démographique commun au cours d’une même période[3], n’a connu aucun autre leader que Recep Tayyip Erdoğan, ce dernier étant à la tête du pays depuis 2002. En termes de tendance politique, les enquêtes réalisées par Gezici Araştırma[4] indiquent que les électeurs de 18 à 25 ans contestent les décisions du gouvernement de l’AKP concernant les modes de vie, les restrictions à la liberté d’expression ou encore la censure des média[5]. En un mot, la jeunesse a du mal à accepter l’ordre moral que veut imposer l’AKP. Le même centre de recherche estime également que 80% de ce groupe d’âge ne va pas voter pour l’AKP. Selon les sondages de MAK Consultance[6], la tendance est la même dans le groupe des 18-29 ans, qui est démographiquement considéré comme « jeune » en Turquie : 70% des jeunes soutiennent l’opposition. De plus, nonobstant la politique conservatrice qui a gouverné le pays pendant vingt ans, la jeunesse en Turquie aspire plutôt aux concepts occidentaux et valeurs séculaires[7]. Ceci les mène à se comparer avec les jeunes de leur âge en Occident en termes d’attente économique et ils sont donc moins convaincus par le discours de l’AKP concernant les développements économiques.

Quant aux sondages électoraux, ils reflètent une attente de changement et une divergence marquée à l’égard du pouvoir qui a dirigé le pays tout au long de leur vie. Or, les prédictions de leur comportement sont brouillées par l’inaptitude des partis de l’opposition à les convaincre. Le sondage réalisé par ORC Araştırma[8], fin juillet 2022, dans 51 provinces de la Turquie, interrogeant les électeurs qui vont voter pour la première fois, indique que l’AKP sera le troisième parti avec 11,9% des votes tandis que le CHP (Cumhuriyet Halk Partisi, Parti républicain du peuple) reçoit 22,5%, et l’İYİ (İyi Parti, Le Bon parti) 18,6%. Les sondages de Yöneylem Araştırma, effectués à la mi-mai 2022, indiquent des tendances relativement similaires avec 36,9% pour le CHP, 21,2% pour l’AKP, et 9% pour le HDP (Halkların Demokratik Partisi, Parti démocratique des peuples). Ce qui est cependant remarquable dans les deux sondages est la proportion des « indécis » qui constituent 27% chez ORC Araştırma et 13% chez Yöneylem Araştırma qui affiche également les 7,1% qui ont répondu « je ne vais pas voter ». Ceci souligne l’imprévisibilité du vote des jeunes et rend ainsi le résultat de ces élections davantage indécis. Effectivement, malgré le fait que la jeunesse souhaite un changement, une partie importante reste sceptique sur les capacités des partis de l’opposition à parvenir à résoudre les problèmes comme le chômage, l’éducation et la liberté d’expression[9].

Les taux de participation en Turquie sont toujours élevés quelle que soit la nature des élections, presque toujours aux alentours de 80%[10] à l’échelle générale et locale. Au cours des dernières élections législatives de 2018, donc dans le nouveau système présidentiel, le taux était de 86,24% et dans les élections locales de 2019 de 84,37%. En ce qui concerne le phénomène d’abstention électorale qui est en hausse au sein de l’Union européenne au cours de ces dernières années, notamment chez les jeunes, la Turquie semble être paradoxalement épargnée pour le moment. Les recherches réalisées fin 2019 sur la participation politique révèlent que pour presque 90% des jeunes en Turquie (35 ans et moins) voter reste important, ce qui dépasse légèrement la proportion des autres électeurs[11]. Plusieurs études universitaires soulignent également un phénomène de (re)politisation de la jeunesse turque qui a été victime de la politique de dépolitisation menée suite au coup d’État de 1980[12].

Bien que ce groupe soit considéré comme un acteur politique non négligeable depuis les manifestations de Gezi en 2013, la question concernant le potentiel démocratisant de ce phénomène reste débattue. Il est difficile de concevoir la jeunesse comme un bloc homogène dans une société aussi complexe et inégale que celle de la Turquie. Les recherches montrent que les choix partisans de l’électorat turc sont largement déterminés par les origines socio-économiques, les inégalités au niveau de l’éducation et la polarisation extrême dans la société[13]. La jeunesse n’échappe pas entièrement à ces caractéristiques sociologiques et électorales. Les participants aux manifestations en opposition au gouvernement, notamment celui de Gezi, restent principalement les jeunes urbanisés et éduqués. En outre, les sondages réalisés actuellement ne fournissent pas d’informations concernant les origines sociales des participants.

Tandis que la jeunesse apparait comme un groupe sociologique non homogène, qui est divisé par les facteurs socio-économiques et idéologiques, sa capacité à faire basculer le résultat des élections de 2023 mène les partis à prendre en compte les aspirations de ce groupe particulier. De même, le président Erdoğan semble être également conscient de l’enjeu et essaie d’améliorer la relation de son parti avec la jeunesse. Ceci est visible par le nombre croissant de « rencontres avec la jeunesse » depuis 2020. Cependant, pour le moment, les initiatives du président semblent avoir un succès assez limité. Un incident lors de ces rencontres a particulièrement fait preuve de cette relation tendue. La vidéoconférence en direct entre Erdoğan et les jeunes en 2020, publiée sur YouTube et Twitter, a été marquée par des milliers de commentaires « Pas de vote » et plus de 200 000 « dislikes ». Cela a mené les fonctionnaires à fermer l’émission aux commentaires tandis que le hashtag « #OyMoyYok » (« Pas de vote ») est devenu un Trend Topic, un sujet populaire, sur Twitter. Depuis, les initiatives de l’AKP en direction de la jeunesse restent plus restreintes et contrôlées. Ainsi, les manifestations en 2021 des étudiants suite à la nomination du recteur de l’Université de Boğaziçi et la réponse policière violente n’ont fait qu’exaspérer la relation tendue entre une partie de la jeunesse et Recep Tayyip Erdoğan.

Ainsi, la jeunesse fait partie des groupes décisifs pour les résultats des élections de 2023 qui vont décider du futur que le pays va choisir en ce centenaire de la République. C’est un groupe qui reste indécis et dont il est difficile de prévoir les choix. Ce qui est cependant indubitable est le caractère oppositionnel et politisé de la jeunesse qui aspire à une Turquie différente.

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[1] En dépit du fait que la délimitation de la « génération Z » varie selon les définitions, elle est souvent fondée sur la cohorte née à partir de 1997.  Voir M. Dimock, « Defining generations: Where Millennials end and Generation Z begins », Pew Research Center, 17 janvier 2019 : https://www.pewresearch.org/fact-tank/2019/01/17/where-millennials-end-and-generation-z-begins/ (Consulté le 15 novembre 2022).

[2] « Türkiye’de ilk kez oy kullanacak 6 milyon genç Erdoğan’ın kaderini belirleyebilir », Euronews, 5 juillet 2022. https://tr.euronews.com/2022/07/05/turkiyede-ilk-kez-oy-kullanacak-6-milyon-genc-erdoganin-kaderini-belirleyebilir (Consulté le 15 novembre 2022).

[3] Définition empruntée par l’Institut national d’étude démographique (INED) :  https://www.ined.fr/fr/lexique/cohorte/ (Consulté le 15 novembre 2022).

[4] Le centre de recherche Gezici est une société d’étude politique, économique et sociale, privée et indépendante, fondée en 2011 par Murat Gezici.

[5] « Türkiye’de ilk kez oy kullanacak 6 milyon genç Erdoğan’ın kaderini belirleyebilir », Euronews, 5 juillet 2022. https://tr.euronews.com/2022/07/05/turkiyede-ilk-kez-oy-kullanacak-6-milyon-genc-erdoganin-kaderini-belirleyebilir (Consulté le 15 novembre 2022).

[6] Institut privé d’analyse et de consultance politique qui a des clients parmi les institutions étatiques, notamment le ministère de l’Intérieur, la chaîne publique TRT (Radio-télévision de Turquie), le ministère de l’Éducation.

[7] K. Akyıldız, « The Affirmation of Sunni Supremacism in Erdoğan’s ‘New Turkey’ ». Dans P. Hecker, I. Furman and K. Akyıldız, ed., The Politics of Culture in Contemporary Turkey. Edinburgh: Edinburgh University Press Ltd, pp.277-291, 2022.

[8] Institut privé et indépendant de recherche, de formation et de consultation fondé en 2009 à Ankara.

[9] B. Altayli et C. Sevgili, « First-time voters weigh what they’ve never known: Turkey without Erdogan », Reuters, 5 juillet 2022. https ://www.reuters.com/world/middle-east/first-time-voters-weigh-what-theyve-never-known-turkey-without-erdogan-2022-07-05/ (Consulté le 15 novembre, 2022).

[10] L’archive électoral des élections générales (Milletvekili Genel Seçim Arşivi). T.C. Yüksek Seçim Kurulu. https ://www.ysk.gov.tr/tr/milletvekili-genel-secim-arsivi/2644 (Consulté le 15 novembre, 2022).

[11] D. Pastarmadzhieva, et H.B. Sakal, « Participatory Attitudes and Electoral Behavior of Young People: The Cases of Turkey and Bulgaria1 », Acta Politologica, 13(3), pp. 1–23, 2021. https://doi.org/10.14712/1803-8220/2_2021

[12] F. Gencoglu, et D.B. Yarkin, « The student movement in Turkey: a case study of the relationship between (re)politicization and democratization », Journal of Youth Studies, 22(5), pp. 658–677, 2018. https://doi.org/10.1080/13676261.2018.1535170; C. Bee, « The Civic and Political Participation of Young People in a Context of Heightened Authoritarianism. The Case of Turkey », Journal of Youth Studies, 24(1), pp. 40–61. Available at: https://doi.org/10.1080/13676261.2019.1683523

[13] Voir la recherche d’Université de Bilgi « Dimensions of Polarization in Turkey 2017 ».

https://goc.bilgi.edu.tr/en/our-researches/25/dimensions-of-polarization-in-turkey-2017/
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