ANALYSES

Répression de plus en plus violente : sur quoi les manifestations iraniennes peuvent-elles déboucher ?

Interview
1 décembre 2022
Le point de vue de Thierry Coville


Alors que les manifestations en Iran ne faiblissent pas depuis la mort Mahsa Amini en septembre dernier, le bilan du nombre de morts s’élève à présent 416 selon l’ONG Iran Human Rights. Face à une répression qui s’intensifie, quelle est l’ampleur actuelle de la contestation ? Qu’en est-il du Kurdistan iranien ? Y a-t-il un risque de soulèvement de plus grande ampleur en provenance de cette région ? Sur quoi la contestation peut-elle déboucher ? Le point avec Thierry Coville, chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran.

Alors que 416 personnes sont mortes depuis le début des manifestations en Iran, quelle est l’ampleur actuelle de la contestation ?

La contestation iranienne entre dans sa onzième semaine et ne faiblit pas en dépit d’une répression féroce. Ces manifestations ne sont pas massives dans le sens où ce ne sont pas des millions de personnes qui descendent dans la rue, mais elles ont lieu tous les jours et dans différents endroits de l’Iran. La contestation se fait entendre aussi bien dans les grandes villes que dans les petites, et ce, à travers tout le pays. La répression a fait plus de 400 morts, ce qui ne fait qu’augmenter la colère des manifestants. On observe également une certaine radicalisation de ces derniers. Ces manifestations sont nouvelles dans le sens où les manifestants demandent la démocratie et la fin de la République islamique d’Iran.

De plus, ces manifestations prennent des formes diverses. Ce n’est pour l’instant pas à grande échelle, mais il y a des débuts de grèves dans certains secteurs, notamment chez les transporteurs routiers. L’autre espace qui concentre une partie des protestations est l’université. Tous les jours, dans toutes les universités iraniennes, des étudiants manifestent et nous assistons à des premières expulsions d’enseignants jugés trop conciliants avec le régime.

Au cours de la semaine dernière, les forces de sécurité iraniennes ont tué 72 manifestants, dont 56 venants du Kurdistan iranien. Récemment, Téhéran a bombardé des groupes d’opposition kurde iraniens basés au Kurdistan d’Irak et a déployé des forces spéciales des Gardiens de la révolution. Quelles sont les revendications de cette région ? Y a-t-il un risque de soulèvement de plus grande ampleur en provenance du Kurdistan iranien ?

C’est une question centrale. Il y a effectivement un mouvement de contestation dans la région du Kurdistan pour deux grandes raisons. Premièrement, Masha Amini, dont la mort a lancé le début des contestations, était kurde. Deuxièmement, comme dans d’autres territoires, il y a des problèmes de discrimination ethnique qui se cumulent avec des situations de sous-développement, dans la région du Kurdistan iranien. Cela n’est pas nouveau et date de la révolution de 1979. Cependant, les Kurdes iraniens qui sont interviewés ou qui exposent leurs revendications font très attention de dire qu’ils partagent les mêmes demandes que dans l’ensemble de l’Iran : exiger un changement de système politique et le passage à la démocratie. Ils évitent de mettre en avant des revendications séparatistes, car c’est ce dont le gouvernement iranien les accuse. Cette vigilance témoigne d’une grande prudence, mais traduit également une certaine réalité, ces manifestations massives sont représentatives des demandes de l’ensemble de la population : un nouveau système politique basé sur la démocratie. Certes, elles ont dans certains cas un caractère local, ce qui a des conséquences sur le type de manifestations, notamment au Baloutchistan et au Kurdistan. Mais il y a également une solidarité qui est exprimée par les manifestants d’autres régions d’Iran, notamment du fait de la répression qui a lieu au Kurdistan iranien.

Concernant les tensions entre ces parties du Kurdistan irakien et le gouvernement central iranien, elles ont toujours existé. Le gouvernement iranien accuse ces groupes de vouloir la sécession et l’indépendance du Kurdistan iranien. Les dirigeants iraniens ont toujours eu une certaine sensibilité par rapport aux tensions dans cette région puisqu’il y a eu de nombreux affrontements, juste après la révolution. La République islamique naissante a dû surmonter une guerre entre le pouvoir central et les partis kurdes jusqu’en 1982. D’un autre côté, on ne peut s’empêcher de penser que c’est aussi une façon, pour les dirigeants de la République islamique d’Iran, de mettre au second plan la colère de la rue en instrumentalisant le problème kurde.

Après deux mois de soulèvement qui s’intensifie et une répression de plus en plus violente, sur quoi la contestation peut-elle déboucher ?

C’est une question très compliquée et il faut être très prudent. Certains observateurs disent que le régime pourrait se faire « doubler » par les Pasdarans. Ce n’est pas nouveau, la question se pose depuis la période d’Ahmadinejad qui a été président de 2005 à 2013. Dans le cas de la République islamique d’Iran, les dirigeants appartiennent à une mouvance politiquement radicale, notamment le cercle des conseillers qui sont autour du guide Ali Khamenei. Dans ce cercle, sont effectivement présents les principaux dirigeants des Pasdarans. De ce fait, ces derniers ne peuvent pas se présenter comme une force politique indépendante de ces forces radicales puisqu’ils sont déjà complètement à l’intérieur de ce système. Ce serait trop difficile à accepter pour la population. Cela n’empêche pas le fait qu’il y ait des débats en interne, mais c’est surtout le cas au niveau des simples soldats qui sont sur le terrain et qui se questionnent sur l’ampleur de la répression.

Ces contestations sont les plus importantes depuis la révolution. Il en va de même pour la répression et celle-ci augmente de plus en plus la colère des manifestants. Chaque enterrement déclenche des accusations contre le régime et contre le guide. Le régime iranien est dans une impasse, car s’il choisit de poursuivre cette répression violente, les tensions politiques internes s’aggraveront. La plupart des journaux modérés disent que la seule voie possible qui permettrait de préserver le système politique iranien, serait d’ouvrir des débats et de commencer à discuter avec la population. Il y a actuellement un débat à l’intérieur du régime iranien, car les dirigeants n’arrivent pas à formuler une réponse politique à cette crise. Les autorités iraniennes craignent d’ouvrir les discussions et de s’engager dans un processus qu’elles ne maîtriseraient plus et qui aboutirait à la fin du système politique iranien.
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