ANALYSES

Manifestations en Iran : vers un processus démocratique ou un durcissement du régime ?

Interview
5 octobre 2022
Le point de vue de Thierry Coville


En crise économique depuis 2018, l’Iran connaît depuis plus de deux semaines des manifestations massives qui ont éclaté suite à la mort de Mahsa Amini, arrêtée pour « port inapproprié » du voile. Tandis que le bilan de la répression s’élève à au moins 92 morts selon l’ONG Iran Human Rights, les contestations ne faiblissent pas. Qui sont ces manifestants et d’où viennent-ils ? Ce mécontentement peut-il déboucher sur un processus démocratique ou se dirige-t-on, au contraire, vers un durcissement du régime et de son appareil sécuritaire ? Le point de vue de Thierry Coville, chercheur à l’IRIS et spécialiste de l’Iran.

L’Iran est secoué par une vague de contestations depuis la mort d’une jeune femme suite à son arrestation pour « port inapproprié » du hijab. Quelle est la composition socio-économique et géographique de ces manifestations ?

C’est la grande question. Actuellement, les journaux modérés iraniens n’arrêtent pas de la poser aux sociologues. Il faut être prudent quand on aborde ce sujet, car seul le terrain permet d’y répondre. Géographiquement, ces manifestations concernent tout l’Iran. Les grandes villes comme la campagne sont touchées : de Machhad à Qom en passant par le Kurdistan et le Baloutchistan. C’est également la première fois depuis la Révolution de 1979 que les femmes ont un tel rôle, presque de leader, dans ces protestations. De plus, on assiste à une participation massive des jeunes qui, pour bon nombre d’Iraniens, surgissent sur la scène politique à l’occasion de ces évènements. Ils sont nés avec les réseaux sociaux, sont bien plus radicaux que les générations précédentes dans leurs demandes et n’ont manifestement pas peur quand on voit la façon dont ils réagissent face aux forces de l’ordre. Un autre élément intéressant, et qui constitue la force et la faiblesse de ce mouvement, c’est l’absence de leader.

Le mouvement ne s’est pas encore diffusé dans des catégories sociales telles que les ouvriers ; si ces derniers semblent donner leur approbation, ils n’ont pas décrété de grève. Ce qui est également à noter, c’est que l’on a vu des manifestations au Kurdistan et au Baloutchistan qui historiquement ont des revendications plus larges, notamment ethniques, mais qui ne sont pas mises en avant. Ce sont des manifestations nationalistes qui se veulent représentatives de la grande diversité de la société iranienne.

L’erreur serait de penser que ces revendications sont portées uniquement par une certaine jeunesse aisée et occidentalisée de la société iranienne. La demande porte sur le voile, mais elle s’inscrit dans un contexte de modernisation des mentalités iraniennes qui met de plus en plus en avant l’individu et non le groupe. Cette opposition au sujet du voile correspond à une demande plus large de libertés individuelles et d’État de droit.

Quelle est la place des femmes dans la société iranienne depuis la Révolution islamique de 1979 ?

L’une des contradictions majeures de l’Iran contemporain est qu’il y a eu une modernisation des mentalités qui a eu pour moteur l’élévation du niveau moyen d’éducation, notamment des femmes puisqu’on trouve plus de 40% de femmes dans les universités iraniennes et 60% en médecine. Mais le taux de participation des femmes sur le marché du travail (par rapport au pourcentage des femmes en âge de travailler) n’est que de près de 14 % Les femmes sont certes de mieux en mieux éduquées, mais elles n’ont toujours pas la place qu’elles méritent dans l’économie, dans le système politique et au sein de la société en règle générale.

Par exemple, il y a beaucoup de débats en Iran autour du souhait des femmes à pouvoir accéder aux matchs de football. Ces problèmes autour de l’intégration dans la société se sont traduits en 2019 par l’immolation d’une jeune supportrice qui avait été arrêtée par la police parce qu’elle avait voulu assister à un match. Sous la pression de la FIFA, il y a deux semaines, un championnat s’est ouvert aux femmes iraniennes pour la première fois. Cela reste cependant très marginal. L’Iran est un pays plein de contradictions : si les joueuses iraniennes sont arrivées en finale en coupe d’Asie des clubs, elles n’ont toujours pas le droit d’assister à des matchs de football. Il y a donc un grand écart entre ce que représentent vraiment les femmes dans la société iranienne et la place que le système leur donne dans l’économie, la politique et dans la société.

Au vu des dernières élections présidentielles qui ont porté au pouvoir un président conservateur, Ebrahim Raïssi, ces manifestations peuvent-elles encore déboucher sur un processus démocratique d’assouplissement du régime ou, au contraire, se dirige-t-on vers un durcissement du régime et de son appareil sécuritaire ?

Dans un premier temps, il faut revenir sur le contexte politique dans lequel se déroulent ces manifestations. Si elles sont la résultante d’un processus de modernisation des mentalités, elles s’inscrivent également dans un contexte de crise économique traversée par l’Iran depuis 2018 qui exacerbe le mécontentement de la population. Elles sont également le résultat d’une autre dynamique plus ancienne qui a commencé en 2009. À la suite du soulèvement post-électoral, également appelé « mouvement vert », le Guide Ali Khamenei a commencé à fermer la porte à toute avancée des forces politiques modérées.

Ce sentiment d’impasse politique explique en partie la colère des plus jeunes. Il n’y plus aucune perspective d’évolution à l’intérieur du régime. Historiquement, on sait que cela mène au radicalisme. Le problème est que les modérés n’existent plus sur la scène politique. Il y a une population de plus en plus moderne face à un pouvoir qui a un programme politique qui est complètement à l’opposé de ce que veut la société.
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