ANALYSES

Tensions politiques en Irak : la crise peut-elle encore s’aggraver ?

Interview
1 septembre 2022
Le point de vue de Didier Billion


Si le calme est revenu à Bagdad alors que de violentes manifestations ont fait 30 morts et près de 600 blessés ce lundi 29 août, l’Irak semble inexorablement dans l’impasse. Plongé dans une crise politique et communautaire depuis l’agression états-unienne de 2003, le pays semble à présent se déchirer sur fond de conflit intra-chiite. Quelles en sont les causes ? Dans quel état économique se trouve le pays près de 20 ans après la chute de Saddam Hussein ? L’Irak peut-il replonger dans une guerre civile ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, en charge du Programme Moyen-Orient/Afrique du Nord.

 

Le retrait de la vie politique du leader chiite Moqtada al-Sadr ce lundi 29 août a provoqué des affrontements meurtriers à Bagdad. Que disent ces évènements de la crise politique qui secoue l’Irak et notamment la communauté chiite ?

Il semble tout d’abord nécessaire de rappeler que l’Irak subit encore aujourd’hui les conséquences différées de l’agression états-unienne unilatérale de 2003 qui a eu pour conséquence une dislocation de la société et de l’appareil d’État du pays. Le renversement du régime de Saddam Hussein, sous le fallacieux prétexte d’instaurer la démocratie, a entraîné des réactions en chaîne. Exacerbation des oppositions communautaires ethnico-confessionnelles et risques de partition du pays y afférant, affirmation de l’État islamique qui est parvenu à conquérir Mossoul, la deuxième ville du pays, en juin 2014 sont autant d’indices de la difficulté du pouvoir central, en outre soumis aux pressions antinomiques des États-Unis et de l’Iran, à assurer ses fonctions régaliennes.

La défaite en 2017 de l’État islamique sur le sol irakien pouvait laisser espérer un début de normalisation. Pourtant, le mouvement de contestation sociale de l’automne 2019 et la répression qui s’en suivit (environ 600 morts) indiquèrent assez clairement que les défis sociaux et politiques restaient entiers. L’organisation d’élections législatives en octobre 2021 n’a non seulement pas permis de stabiliser la situation, mais a renforcé les tensions. Le vainqueur de ces élections, Moqtada al-Sadr, dirigeant chiite, nationaliste et populiste, n’est en effet pas parvenu à constituer un gouvernement avec ses alliés sunnites et kurdes rompant avec la pratique qui prévaut depuis 2003 d’un pacte entre les différentes forces politiques représentées au Parlement. Les luttes d’influence avec les différents regroupements chiites pro-iraniens ont jusqu’alors empêché toute possibilité de parvenir à une solution de compromis.

Au mois de juin 2022, Moqtada al-Sadr tente un coup de poker en enjoignant aux députés de son mouvement de démissionner collectivement de leur mandat pour, espère-t-il, être rappelé en position de force. Mais ses adversaires chiites tentent de profiter de la situation pour former un gouvernement en son absence ce qui entraîne en réaction l’occupation du Parlement par les partisans de Moqtada al-Sadr à la fin du mois de juillet durant quelques jours. C’est enfin son annonce de se retirer définitivement de la vie politique – mais ce n’est pas la première fois qu’il fait une telle déclaration – qui a cristallisé une nouvelle vague de violences ces derniers jours.

Ce qui apparaît singulier, même si pas réellement inédit, c’est que les violences ont lieu actuellement au sein même de la « maison chiite » opposant les nationalistes incarnés par Moqtada al-Sadr aux organisations pro-iraniennes principalement regroupées dans le « Cadre de coordination ».

Les partisans de Moqtada al-Sadr qui ont exprimés leur mécontentement par les armes sont avant tout issus de milieux populaires. Quelle est la situation économique actuelle de l’Irak ?

Bien évidemment l’une des principales contradictions du pays est l’importance considérable des ressources pétrolières alors qu’une importante partie de la population vit dans une grande misère. La corruption, la prévarication, les prébendes sont consubstantielles au système actuel et les ressources de l’État sont littéralement mises en coupe réglée par des partis et des organisations politiques aux intérêts contradictoires. L’État fonctionne sans budget voté depuis deux ans et sans gouvernement effectif depuis octobre 2021. Outre l’antagonisme entre nationalistes et pro-iraniens déjà évoqué, un autre paramètre qui structure les violentes oppositions à l’œuvre réside dans la capacité de chacun des grands regroupements politiques à capter les ressources de l’État au profit de ses affidés. C’est une situation qui gangrène littéralement le pays. Vivement dénoncé par le mouvement de contestation de l’automne 2019 cet état de fait n’a malheureusement aucunement évolué.

Une des particularités du mouvement de Moqtada al-Sadr est de posséder une impressionnante et très mobilisable base populaire. Ce sont probablement des millions de personnes paupérisées à qui ce dernier a distribué de l’argent, des postes, mais fournit aussi une forme de fierté d’appartenir à une communauté représentée par un leader qui exerce un véritable charisme sur ses troupes. Cela explique en partie les violentes réactions de ces derniers jours quand il a annoncé son retrait de la vie politique, ce qui probablement était voulu de sa part. En réalité, Moqtada al-Sadr n’abandonnera pas la vie politique, d’autant que se profile la question de la succession de Ali Sistani, très vieil homme et plus haute autorité religieuse chiite irakienne. Instrumentalisant une situation économique très dégradée, s’étant constitué une base militante disciplinée et réactive, Moqtada al-Sadr restera un des paramètres politiques incontournables de l’Irak des années à venir.

Le président irakien Barham Saleh s’est prononcé en faveur d’élections anticipées. Moqtada al-Sadr et ses rivaux du Cadre de Coordination s’accordent sur ce point. Mais si le clerc chiite souhaite dissoudre le Parlement pour renforcer sa majorité, ses adversaires veulent eux d’abord nommer un gouvernement. Selon vous, la tenue de ces élections est-elle envisageable et permettrait-elle une sortie de crise pour l’Irak ?

Aucun des paramètres actuels ne prédispose à un quelconque optimisme et à imaginer la possibilité d’un dénouement positif et à court terme de la crise. Les réponses strictement institutionnelles ont montré leurs limites dans le cadre actuel et ne peuvent malheureusement pas constituer une perspective crédible pour stabiliser la situation. La seule manière de parvenir à une forme de normalisation politique serait de mettre en œuvre les conditions de formation d’un gouvernement inclusif ménageant une représentativité à l’ensemble des composantes de la société irakienne. C’est indéniablement un vœu pieux aujourd’hui. Se pose aussi le défi d’une redistribution plus égalitaire des revenus pétroliers, inutile de préciser que c’est inenvisageable dans la conjoncture. Une période de turbulences est réouverte et il faut souhaiter, a minima, qu’elle ne dégénère pas en guerre civile. Ce danger semble évité dans l’immédiat, même si le positionnement de l’Iran, qui œuvre traditionnellement pour un Irak faible mais plutôt stabilisé, est dans le moment présent difficile à décrypter. La politique aujourd’hui suivie par Téhéran cherche visiblement à en découdre avec le mouvement sadriste par l’intermédiaire du dense réseau de milices et regroupements politiques divers méthodiquement édifié depuis dix-neuf ans.

On le voit l’Irak est ingouvernable et se trouve aujourd’hui dans une situation d’apesanteur politique au sein de laquelle tout peut très vite dégénérer.
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