ANALYSES

La région du Golfe, vers une nouvelle architecture diplomatique et de sécurité

Tribune
15 juin 2022


La région du Golfe fait actuellement l’objet de beaucoup d’attentions de la part des Russes et des Américains. Chacune des parties essaie d’infléchir la position de « neutralité » bienveillante à l’égard de la Russie ou d’accentuer le ressentiment à l’égard des États-Unis.

Les six monarchies du Conseil de coopération du Golfe arabo-persique (CCG) ont pris conscience de leur vulnérabilité liée à leur dépendance à leur allié américain dont les intérêts ne concordent plus avec ceux de la région.

Le 41e sommet du CCG de janvier 2021 avait ainsi été marqué par la déclaration d’Al-Ula, une déclaration de portée générale qui avait réaffirmé la nécessité de l’unité et de la stabilité au sein du CCG, de la réconciliation avec le Qatar et du respect de la souveraineté des États membres. Le but était de parvenir à préserver la structure du Conseil, de définir une architecture de sécurité pour les États membres du CCG et une coordination des positions sur les questions régionales et internationales en mettant les profondes dissensions sous le boisseau.

Cette réconciliation avec le Qatar a été essentiellement voulue par l’Arabie saoudite, en partant d’un constat pragmatique :  le boycott et l’isolement du Qatar décidé en 2017 par plusieurs pays membres du CCG n’ont pas atteint les objectifs souhaités. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de profondes dissensions, voire des rivalités au sein du Conseil. Les relations entre Riyad et Abou Dabi se sont considérablement refroidies sur fond de rivalité et d’ego. Cela n’empêche pas ces deux pays de revendiquer une indépendance toujours plus affirmée dans leurs discours et leurs prises de position publiques.

Le Qatar mène sa barque discrètement, mais n’a pas véritablement infléchi sa politique. Oman est toujours dans sa position de neutralité affichée et revendiquée, rôle qui lui est reconnu et qui peut s’avérer utile. Quant au Koweït, il a beaucoup perdu de sa capacité à agir en médiateur depuis la disparition en 2020 de l’émir Sabah Al-Ahmad. Le royaume de Bahreïn est, pour sa part, trop petit pour peser réellement sur le cours des évènements.

Une nouvelle ère pour les pays du Golfe qui s’émancipent de Washington

Les pays du CCG sont entrés dans une nouvelle ère, qui coïncide avec l’arrivée au pouvoir de l’administration Biden et de nouveaux souverains décomplexés, animés d’une vision moderne (Mohammed Ben Salman en Arabie saoudite et Mohammed Ben Zayed aux Émirats arabes unis) pour leur pays et ne s’estimant plus liés par les engagements de leurs aînés.

Désormais, la politique du Golfe ne sera plus dictée à Washington ou ailleurs, mais selon les intérêts des pays de la région.

La Russie a bien compris l’avantage qu’elle avait à enfoncer un coin dans la relation historique de cette région avec l’Occident. Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, a effectué deux déplacements remarqués dans les pays du CCG en l’espace de trois semaines (Oman, le 11 mai, puis Bahreïn et l’Arabie saoudite les 30 et 31 mai) où il a pris part aux travaux de la 5e réunion ministérielle sur le dialogue stratégique entre le CCG et la Russie.

Sur la guerre en Ukraine, à l’issue de cette réunion, Sergueï Lavrov a annoncé que les pays ne s’associeraient pas aux sanctions contre la Russie. Les pays du CCG ont été plus circonspects et ont appelé au respect du droit international et à la nécessité de trouver une solution diplomatique à la crise. Pour faire bonne figure et ne pas paraître trop alignés sur les positions de Moscou, les ministres du CCG ont eu également un entretien avec le ministre des Affaires étrangères ukrainien par visioconférence.

Une visite de Joe Biden en Arabie saoudite est prévue les 15 et 16 juillet prochains à l’invitation du Roi. Le président américain rencontrera le Roi Salmane et son fils Mohammed Ben Salmane (MBS), jusque-là ostracisé. Il s’agit ainsi d’un sérieux revirement de la politique américaine. Jusqu’alors, seul Khaled Ben Salmane, frère de MBS et très proche de lui, vice-ministre de la Défense et ancien ambassadeur aux États-Unis, avait été reçu à Washington le 20 mai pour s’entretenir avec Lloyd Austin, le secrétaire d’État à la Défense, et Antony Blinken, le chef de la diplomatie américaine. De même qu’un entretien téléphonique avait eu lieu entre Antony Blinken et son homologue saoudien, Fayçal Ben Farhan, la veille de l’arrivée de Sergueï Lavrov dans la région.

Les raisons du mécontentement des pays du Golfe vis-à-vis de Washington

Les pays du Golfe sont persuadés d’un désintérêt américain pour la région et pensent qu’en cas de coup dur les États-Unis ne viendraient pas à leur secours.

Le retrait précipité et désordonné des Américains d’Afghanistan, retransmis par toutes les chaînes de télévision, a donné l’image d’une retraite honteuse et de l’abandon d’un allié. D’où une certaine fascination pour la Russie, sa force brutale, et surtout son engagement total en soutien du régime syrien d’Al-Assad.

Les conséquences désastreuses de la guerre en Irak et l’expansion de l’Iran dans la région – qui va de l’Irak à la Syrie, au Liban avec le Hezbollah, ainsi qu’au Yémen avec leur soutien aux Houthi – ont également nourri ce mécontentement. Les pays du Golfe ont le sentiment d’un encerclement progressif de la part de l’Iran.

En 2015, le refus de Barack Obama d’intervenir contre le régime d’Al-Assad avait également laissé une impression désastreuse, livrant ainsi le pays aux Russes et aux Iraniens.

Mais c’est surtout la recherche par l’administration Obama, puis celle Biden, d’un accord à tout prix avec les Iraniens, quitte à céder sur beaucoup de points essentiels, qui a été inacceptable pour les pays du Golfe, sans jamais avoir été consultés ou impliqués dans le JCPoA, l’accord sur le nucléaire iranien. L’administration Biden est aujourd’hui soupçonnée de vouloir céder aux exigences iraniennes de retrait des Gardiens de la Révolution de la liste des organisations terroristes pour conclure un accord avec Téhéran et lever les sanctions (en échange d’abandon de la part des Gardiens de la Révolution de menaces de vengeance pour l’attentat contre Qassem Soleimani, général iranien, commis par l’armée américaine en janvier 2020). Les pays du Golfe n’ont jamais caché leur préférence pour Donald Trump (qui a dénoncé les accords de 2015) et espèrent secrètement son retour au pouvoir.

Les craintes des pays du Golfe résident ainsi pour l’essentiel dans l’expansionnisme des Iraniens par proxy interposés et la menace nucléaire et balistique iranienne.  Un accord sur le nucléaire iranien qui ne prendrait pas en compte ces craintes serait inacceptable aux yeux des monarchies du Golfe.

Enfin, l’accent mis par l’Occident sur les questions des droits de l’Homme, ainsi que l’attitude de l’administration Biden à l’égard de du prince héritier saoudien irritent de plus en plus les Saoudiens. MBS s’est exprimé clairement en ce sens lors d’une interview à The Atlantic en février dernier : « Nous ne concéderons à personne le droit de s’ingérer dans nos affaires intérieures, cela ne regarde que nous les Saoudiens ».

L’ère où les pays occidentaux pouvaient dicter leur volonté aux pays de la région semble ainsi définitivement révolue. Les relations se feront désormais en fonction des intérêts des pays du Golfe et parfois de leurs caprices.

Quelles seront les conséquences de cette nouvelle politique ?

Les pays de la région ont acquis la conviction profonde qu’il allait falloir rechercher une nouvelle architecture de sécurité en nouant des alliances avec des puissances de la région, telles la Turquie et Israël.

Le partenariat avec la Turquie est gagnant/gagnant. Recep Tayyip Erdogan a désespérément besoin de l’appui financier et économique des pays du Golfe et notamment de celui des Émirats arabes unis (EAU) qui ont promis 10 milliards de dollars d’investissements. Depuis le début de l’année, les échanges de visites se multiplient entre la Turquie, les Émirats et l’Arabie saoudite. La Turquie, de son côté, s’est engagée à contrôler les activités des Frères musulmans sur son territoire.

Les accords d’Abraham, traités de paix signés en 2020, ont permis aux EAU, à Bahreïn et au Maroc de nouer des relations avec Israël. La relation d’Abou Dabi avec Tel-Aviv est devenue très étroite. Les Émirats y voient un substitut de la protection américaine et la possibilité de développer en commun une puissante industrie d’armement.

Israël exerce une certaine fascination sur les pays du Golfe par son avance technologique, sa force militaire et son audace. D’autant que le pays ne se prive pas de frapper, en toute impunité, les intérêts iraniens en Syrie, tout en étant soupçonné d’orchestrer des attentats en Iran pour l’élimination de hauts responsables du nucléaire (celui de Fakhri Zadeh, le 28 novembre 2020), des gardiens de la révolution (Sayad Khadei, le 22 mai dernier) et de Ali Ismaïl Zadeh un autre colonel des brigades, ainsi que très récemment un responsable du programme balistique iranien. Enfin, Israël est la seule puissance nucléaire de la région et ses intérêts convergent avec ceux du Golfe, même si cela doit se faire au détriment des Palestiniens.

Dans ce contexte, on assiste à une prise de conscience, comme en 1973, de l’arme que constituent les hydrocarbures. La baisse spectaculaire des prix du pétrole dans les années 2018-2020 avait pour objectif de nuire à l’industrie pétrolière américaine dont les prix d’extraction sont très élevés. Cette stratégie a occasionné dans un premier temps une baisse spectaculaire des revenus des pays producteurs. Par la suite, la limitation de la production, la politique concertée avec la Russie au sein de l’OPEP+, et le refus de céder aux pressions occidentales a généré des revenus décuplés aux pays de la région et leur a fourni une arme redoutable dans le contexte de boycott des approvisionnements en pétrole russe. Nul doute que les pays du Golfe sauront s’en servir.

Dans ce contexte particulier, la Russie est devenue un allié objectif, se traduisant par une attitude de neutralité bienveillante à l’égard de Moscou. Les pays de la région, tout en réaffirmant leur attachement aux principes du droit international, se gardent bien de condamner la Russie et renvoient les deux camps dos à dos en refusant d’entrer dans la problématique du « avec moi ou contre moi ». Ils ne s’associeront donc pas aux sanctions occidentales contre la Russie.

Mais ce jeu a ses limites et les pays de la région savent pertinemment qu’ils ne pourront se passer du parapluie américain, même nominal, avant longtemps. Ils ne souhaitent pas une rupture, mais une relation plus équilibrée.
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