ANALYSES

Dans quel contexte politique Osman Kavala a-t-il été condamné à la prison à perpétuité ?

Tribune
29 avril 2022


Le 25 avril 2022, le verdict est tombé, sec et brutal : après plus de quatre ans et demi déjà passés en prison – il a été arrêté le 18 octobre 2017 –, Osman Kavala, accusé de tentative de renversement du gouvernement turc, est condamné à la perpétuité. Dans une première séquence, ce mécène, figure emblématique de la société civile, fut accusé d’avoir activement été impliqué dans l’organisation du mouvement de contestation de Gezi en 2013 et d’avoir cherché à renverser le gouvernement par la force. Acquitté par manque de preuves le 18 février 2020, il est maintenu en détention en raison d’une nouvelle accusation, émise le jour même, concernant cette fois son implication dans la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. En dépit d’une instruction qui semble singulièrement manquer de consistance et malgré l’avis de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui demande depuis décembre 2019 sa libération la peine a donc été prononcée. Toutes les forces d’opposition ont vivement condamné ce jugement, accusant la justice d’être aux ordres du président Erdoğan. L’ancien président de la République, Abdullah Gül, longtemps un des plus proches compagnons de Recep Tayyip Erdoğan, a lui-même qualifié le procès de honteux, estimant que le verdict avait « blessé les consciences ». Les réactions internationales se sont pour leur part multipliées, toutes sévères à l’égard de la décision prononcée.

L’acharnement judiciaire à l’encontre d’Osman Kavala a plusieurs raisons. Il s’agit, tout d’abord, de solder définitivement la mémoire du puissant mouvement de protestation de Gezi qui, en 2013, avait vivement inquiété le pouvoir par son ampleur et sa dynamique. C’est, ensuite, un avertissement plus général à l’encontre de toute forme d’expression autonome de la société civile contestant le pouvoir. C’est, enfin, un message à l’attention des forces d’opposition à la veille d’échéances électorales qui s’annoncent cruciales en 2023. Quel est alors le contexte politique dans lequel s’inscrit cet épisode judiciaire ?

La situation économique s’avère singulièrement dégradée, avec une inflation qui dépasse les 61 % en glissement annuel, une préoccupante dépréciation de la livre turque qui a perdu 44 % de sa valeur face au dollar en 2021, un taux de chômage qui avoisine les 12 % selon les chiffres officiels. Ces données risquent, en outre, d’être aggravées par les conséquences de la guerre en Ukraine, dans une Turquie fortement dépendante des importations de gaz russe, qui représente 44 % de sa consommation énergétique en 2021. Comme toujours dans ce type de situation, les inégalités progressent : en 2020 les 20 % les plus riches de la population captaient près de 48 % des revenus alors que les 20 % les plus pauvres n’en recevaient que 6 %. C’est le risque d’un véritable séisme social qui se profile. Les bons résultats économiques qui avaient été un des fondements des succès du Parti de la justice et du développement (AKP) dans les années qui ont suivi son accession au pouvoir, sont désormais bien loin et sa base électorale s’effrite graduellement.

Le gouvernement semble ébranlé, ce qui permet au demeurant de comprendre son raidissement. Si ce dernier avait su dans une première séquence mobiliser les soutiens et les énergies, il n’est plus capable de produire un narratif susceptible de projeter le pays dans l’avenir et se trouve aujourd’hui dans une fin de cycle. Il est symptomatique qu’une grande partie de la jeunesse – 43 % des Turcs de 18 à 29 ans si l’on en croit un sondage réalisé par Infakto RW en 2021 – désire s’installer à l’étranger. On comprend alors qu’une forte proportion de jeunes, notamment les primo-votants, n’apporteront pas l’année prochaine leurs voix aux candidats présentés par l’AKP et son allié de la droite radicale, le Parti d’action nationaliste (MHP). Or ce sont environ 7 millions d’électeurs qui voteront pour la première fois en 2023. Le même type de constat peut s’appliquer aux populations des grandes métropoles turques – aujourd’hui, la population urbaine représente 76 % de la population totale du pays –, qui semblent inexorablement se distancier de la majorité présidentielle et parlementaire actuelle. Les trois plus grandes villes du pays, Istanbul, Ankara et Izmir, sont ainsi dirigées par l’opposition depuis les élections municipales de 2019.

Les forces de l’opposition ont, pour leur part, parfaitement compris l’opportunité de la situation et multiplient les réunions et initiatives visant à constituer un front uni pour les prochaines échéances électorales. Adoptant une plate-forme unitaire à la fin du mois de février 2022, six partis se sont à cet effet regroupés[1]. La crise idéologique et politique qui avait frappé les partis du centre au moment de la toute-puissance de l’AKP, qui occupait alors la totalité de ce segment de l’échiquier politique, est en voie d’être dépassée. Le thème unificateur du rétablissement de la démocratie porté par ces oppositions fait de leur regroupement, plus qu’une simple coalition électorale, une alliance politique dont l’objectif se concentre sur la perspective du rétablissement d’un régime parlementaire. Reste à prouver la solidité de cette coalition au cours des prochains mois, mais sa simple existence constitue un fait politique majeur qui inquiète les cercles proches de la présidence de la République.

Il est bien sûr beaucoup trop tôt pour émettre des pronostics fiables sur ce qui peut se passer en 2023, car de nombreux paramètres vont se modifier et évoluer dans les mois à venir. De plus, des divergences sérieuses existent entre les diverses composantes des organisations de l’opposition, par exemple sur le dossier kurde, enjeu central pour l’avenir de la Turquie. Pour autant, les attaques incessantes du président turc et de ses proches à l’encontre de la plate-forme de l’opposition contribue en réalité à la renforcer. Nous savons néanmoins que l’actuel président s’avère un redoutable adversaire dans le cours d’une campagne électorale, ce qui explique que la coalition d’opposition reste circonspecte, et probablement hésitante, pour désigner celui ou celle qui affrontera Recep Tayyip Erdoğan lors de l’élection présidentielle. On ne peut d’ailleurs exclure a priori qu’une victoire de l’actuelle opposition lors des élections législatives soit contrebalancée par une victoire du président sortant à l’élection présidentielle. Une forme de cohabitation inédite se mettrait alors en place, ce qui induirait une forme de blocage du régime présidentiel.

On le voit, le jeu politique est ouvert et Recep Tayyip Erdoğan s’apprête à affronter une rude partie, qui rend l’issue de la bataille électorale à venir particulièrement incertaine. La condamnation d’Osman Kavala à la prison à perpétuité s’inscrit dans ce contexte. C’est un gage donné à une partie de l’électorat nationaliste et conservateur sensible à ce qu’incarne, négativement à ses yeux, ce mécène. Mais ce verdict risque, en revanche, de souder un peu plus toutes les oppositions, qui n’en peuvent plus d’être sans cesse délégitimées dans ce qui apparaît de plus en plus comme une autocratie aléatoire.

Enfin, sur le plan extérieur, cette condamnation d’Osman Kavala jette une forme de discrédit à l’encontre Ankara, au moment où il apparaissait comme un élément important des tentatives de résolution politique de la guerre en Ukraine.

 

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[1] Il s’agit du Parti républicain du peuple, parti kémaliste dirigé par Kemal Kiliçdaroğlu ; du Bon parti, de centre droit, dirigé par Meral Akşener ; du Parti démocrate, de centre droit ; du Parti de la félicité, d’extraction islamiste ; du Parti du futur, dirigé par Ahmet Davutoğlu, ancien ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre de Recep Tayyip Erdoğan ; et enfin du Parti de la démocratie et du progrès, dirigé par Ali Babacan, ancien ministre de l’Économie et négociateur en chef pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
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