ANALYSES

Perspectives sur les outils de soft power en Asie dans le contexte de la pandémie de Covid-19

Presse
6 décembre 2021
Bien qu’ils aient adopté des stratégies différentes, les pays d’Asie ont su valoriser leur capacité de réaction face aux pandémies. À quelques exceptions près, les dons de masques, l’envoi de vaccins et d’équipements médicaux à l’étranger leur ont d’ailleurs permis de développer une image positive malgré l’omnipotence de la Chine dans cette crise sanitaire…

Le COVID Resilience Ranking établi par Bloomberg a fait régulièrement apparaître 10 nations asiatiques parmi les 15 premières à avoir réagi avec efficacité face à la pandémie dès son apparition courant 2020 : la Nouvelle-Zélande, Taïwan, l’Australie, Singapour, le Japon, la Corée du Sud, la Chine, le Vietnam, Hong Kong et la Thaïlande. Ces pays, dont la plupart ont été confrontés à des épisodes sévères de SRAS dans les années 2000, ont su tirer parti de cette crise en renforçant leur système national de réponse à des situations d’urgence en cas d’infection d’ampleur. Par comparaison, nombre de nations occidentales comme les États-Unis ou le Royaume-Uni se sont révélées dépassées face à la gravité de la situation.

Ces éléments conduisent à analyser les stratégies asiatiques et à se demander si certaines pourraient constituer un modèle sanitaire. Des pays de la région ont vite compris l’intérêt d’une telle démarche pour renforcer leur diplomatie d’influence sur la base du recours à des outils de soft power. On peut citer la Chine et sa quête d’une meilleure image à travers la production et la distribution de masques et de vaccins à grande échelle ou la Corée du Sud à travers la promotion du modèle des « trois T » (Test, Trace, Treat) et la diffusion massive de kits de dépistage.

Des stratégies d’endiguement de l’épidémie globalement efficaces

Aucun gouvernement n’était suffisamment préparé à l’ampleur de cette pandémie mondiale, et le point de départ de cette dernière, Wuhan, n’a pas fait exception. En coopération avec les autorités locales, le gouvernement central chinois a été en mesure d’appliquer rapidement un confinement drastique et d’autres mesures d’intervention. La décision sans précédent de Pékin d’imposer un verrouillage total de l’agglomération de Wuhan, qui compte 11 millions d’habitants, et des villes adjacentes de la province du Hubei a été cruciale pour contenir le virus. Tous les modes de transport vers cette région et au départ de celle-ci ont été interdits, ce qui a affecté la vie de 60 millions de personnes. Plusieurs fois critiquée pour n’avoir pas immédiatement alerté sa population ni imposé de confinement tout au début de la pandémie, notamment lorsque les transmissions interhumaines n’étaient pas encore confirmées, la Chine a pris des décisions rapides et déterminantes, alors même qu’elle ne disposait encore que d’informations incomplètes. Elle a largement endigué l’épidémie sur son sol depuis le printemps 2020, mais reste sous le feu des critiques pour son manque de transparence et de collaboration avec l’OMS concernant l’origine du virus.

Face au confinement autoritaire chinois, la Corée du Sud a choisi l’option de la libre circulation, du dépistage systématique et du traçage électronique pour identifier les chaînes de contamination. Cette politique active a porté ses fruits tout au long de 2020 et a été très vite présentée par le président sud-coréen, Moon Jae-in, comme un exemple de « bonne pratique » à suivre. Dès mars 2020, celui-ci se faisait l’ambassadeur de ce modèle sanitaire, qu’il décrivait comme « démocratique », au sein du G20 et mettait en place une diplomatie publique dynamique à usage tant interne qu’externe. Ce nouvel aspect du soft power sud-coréen servira de base à une coopération sanitaire axée sur des campagnes d’explication illustrant le souci de transparence du gouvernement et la production massive de kits de dépistage. Début 2021, Séoul innovera en pratiquant des dépistages de type drive-in, sur des parkings réservés à cet effet et en voiture afin de limiter les contacts.

Cependant, sur le triptyque des « trois T », le traçage électronique a pu être jugé intrusif. Le gouvernement s’est engagé à détruire les données collectées une fois la crise passée. Ces efforts n’ont pas mis le pays à l’abri d’une quatrième vague de contaminations due au variant Delta à l’entrée de l’été 2021, mais ont permis de n’enregistrer que 2284 décès au 30 août 2021 selon la Johns Hopkins University (JHU).

Le Japon a donné l’impression de suivre la crise sanitaire au fil de l’eau. Le nombre de décès a cependant été contenu à 15 969 personnes au 30 août 2021 (JHU). Le gouvernement s’en est largement remis à la culture hygiéniste fortement intériorisée de sa population et à son sens civique. L’année 2020 a ainsi renvoyé l’image d’un face-à-face contrasté entre l’énergique gouverneure de Tokyo, Yuriko Koike, rappelant sans relâche les règles de la distanciation sociale, et un gouvernement attentiste. Il est vrai que le Premier ministre, Shinzo Abe, a dû annoncer, à contrecœur, le report des Jeux olympiques d’été de 2020 à 2021. Or leur tenue à Tokyo, dont il avait fait une affaire personnelle, avait été arrachée de haute lutte et l’archipel escomptait en faire un outil de rayonnement international particulier, notamment face à un discours chinois ultranationaliste et qui n’a de cesse de célébrer ses succès. Au lieu de cela, ces Jeux, censés marquer la renaissance du Japon après l’épisode dévastateur de Fukushima il y a dix ans, ont eu lieu du 23 juillet au 8 août 2021 à huis clos. En raison d’une situation sanitaire préoccupante, les organisateurs ont dû en bannir tout spectateur, qu’ils soient étrangers ou japonais, suscitant des réactions de colère parmi ces derniers, déjà alarmés par le coût de l’évènement.

Singapour a été saluée pour son efficacité dans sa gestion de l’épidémie, avec un très faible nombre de décès (55 morts au 30 août). Durant les premiers mois de la pandémie, Singapour a occupé la première place du classement Bloomberg sur la résilience face à la Covid-19. Le succès de son application de recherche des contacts numériques, TraceTogether (téléchargé par 90 % de la population), a permis à l’État-nation de relancer son économie sans craindre que la pandémie ne devienne incontrôlable. En fin de compte, le confinement court et précis permettant de maintenir le système de santé en état de marche et l’économie en mouvement, de hiérarchiser efficacement ses ressources et d’agir dans l’urgence sans précipiter ses décisions, et de bien gérer sa communication, en instaurant un haut niveau de confiance entre les citoyens et le gouvernement, sont les stratégies qui ont permis à Singapour d’être si efficace dans la gestion de la crise. Toutefois, avec la propagation du variant Delta, le niveau d’alerte y a récemment été relevé.

Le Vietnam a confirmé un total de 10 749 décès au 30 août 2021 selon la JHU (seulement 81 décès jusqu’au 1er juillet 2021), ce qui est relativement peu compte tenu de sa proximité géographique avec la Chine (environ 1300 kilomètres de frontière commune) et de sa population totale (95,5 millions). Depuis le début de la pandémie, le Vietnam a été salué par la communauté internationale comme l’un des pays d’Asie ayant le mieux réussi à contenir le virus. La gestion efficace du coronavirus a donné au Parti communiste vietnamien (PCV) l’occasion de regagner la confiance de la population et de renforcer sa légitimité sur la scène internationale alors qu’il est considéré comme l’un des régimes les plus répressifs d’Asie, avec un bilan catastrophique en matière de droits de l’homme. Fait peu commun, le régime a fait preuve d’une grande transparence dans sa réponse à la crise, en diffusant régulièrement des émissions à la télévision et en tenant ses citoyens informés via les téléphones cellulaires. Ce concert de louanges pourrait permettre au Vietnam de devenir une puissance moyenne à part entière d’ici à 2030, ce qui est un objectif essentiel pour le PCV.

La diplomatie des masques, des tests et le « nation-branding »

Première touchée par la pandémie, la Chine est devenue dès le début de la crise sanitaire la pourvoyeuse mondiale d’équipements de protection individuelle, dont les masques. Cette « diplomatie du masque » tous azimuts qui lui a permis d’afficher le profil d’une superpuissance bienveillante n’a finalement pas changé son image, particulièrement écornée auprès d’une partie de la population mondiale. Mais, pour les autres pays exportateurs, l’exportation et le don de ce matériel médical sont devenus un outil de soft power et d’influence.

Pour la Corée du Sud, près de 30 laboratoires pharmaceutiques accrédités et les firmes sud-coréennes ont fourni un énorme effort de production de kits de dépistage et d’équipements sanitaires. Par loyauté d’allié, le président Moon a, dans un premier temps, favorisé les États-Unis pour la distribution de kits de dépistage, répondant à une demande pressante de Donald Trump. La Colombie, la Birmanie et l’Indonésie ont également été parmi les premiers à bénéficier de donations. Toutefois, les autorités ont dû recourir à un système de rationnement interne concernant les masques et ont imposé aux fabricants un quota à l’exportation de 50 %, puis de 30 %, de la production jusqu’en juillet 2020. Séoul a par ailleurs fait un geste spectaculaire en expédiant un million de masques à travers le monde aux vétérans des 22 pays ayant participé à la guerre de Corée, dont 2020 constituait le 70e anniversaire. On notera cette spécificité économique sud-coréenne qui repose sur l’approche coordonnée entre gouvernement et compagnies privées, cette alliance publique/privée se révélant capitale dans la politique d’exportations d’équipements médicaux du pays, que ce soit à visées commerciales ou via des donations.

Pays où, en temps ordinaire, le port du masque sanitaire est le plus répandu, le Japon a connu la pénurie dès le début de la pandémie, ce qui a obligé le gouvernement à un rationnement jusqu’en juin 2020. Le pays a dû s’en remettre à des importtions en provenance de la Chine avant de relancer la production nationale. Cette vulnérabilité vis-à-vis de la Chine, avec laquelle la relation n’a fait qu’empirer depuis, a d’ailleurs incité Tokyo à reconsidérer de façon globale ses chaînes d’approvisionnement et à financer la relocalisation d’entreprises dans les pays de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN).

Peu touché par la pandémie, Taïwan s’est retrouvé rapidement en surproduction de masques (15 millions de masques/jour pour une population totale de 23,8 millions) à partir de mars-avril 2020. Deuxième producteur mondial derrière la Chine, Taïwan a décidé de pratiquer aussi cette « diplomatie du masque » à travers le don de plusieurs millions de masques, notamment en direction de l’Union européenne (UE).

Le Vietnam, qui a réussi à contenir le virus, a également fait don de fournitures médicales à d’autres pays (ASEAN, UE, Russie, Japon, Cuba, Israël, etc.), allant même jusqu’à donner des combinaisons médicales et des masques aux États-Unis, dont une partie a été utilisée par le personnel de la Maison-Blanche. En outre, le Vietnam a même commencé dès mai 2020 à exporter des kits de tests de dépistage fabriqués dans le pays et approuvés par l’OMS.

Singapour, en partie grâce à la Fondation Temasek (1), a été le premier pays d’Asie du Sud-Est à disposer d’une capacité excédentaire de kits de tests de dépistage et de machines PCR. La cité-État a donc fourni de l’aide aux pays de la région, plus particulièrement aux membres de l’ASEAN, s’affichant ainsi comme un leader régional aux yeux de ses partenaires et des puissances internationales.

Production, distribution et contrôle des vaccins : des stratégies clivantes

La Chine a parfaitement compris dans le contexte de pandémie mondiale que l’exportation massive de sa production de vaccins, gratuitement pour une cinquantaine de pays, en direction de l’Asie, mais aussi de l’Afrique, de l’Amérique du Sud et de l’Europe de l’Est (Serbie, Hongrie, etc.), était une arme diplomatique redoutable. Elle s’est efforcée de combler le vide laissé par les États-Unis et l’Europe qui, dans un premier temps, ne voulaient s’appuyer que sur leurs propres vaccins et en assuraient une distribution limitée. Sans surprise, elle a privilégié ses partenaires du projet Belt and Road Initiative (BRI). L’approvisionnement rapide et régulier en vaccins chinois (Sinovac, Sinopharm), à travers de véritables ponts aériens, est incontestablement un outil de soft power qui dynamise ou redynamise les relations bilatérales entre Pékin et un grand nombre de pays. Pour autant, des critiques concernant l’efficacité du vaccin Sinovac n’ont pas tardé à s’élever.

Quant à l’Inde, premier producteur mondial de vaccins, elle est un fabricant pour le programme COVAX (2), le mécanisme mondial de partage des risques pour l’achat groupé et la distribution équitable des vaccins, qui compte 135 pays participants. L’Inde a l’autorisation de fabriquer le vaccin britannique AstraZeneca/Oxford sous la marque Covishield et a fait don de vaccins aux Casques bleus des Nations Unies, au Bangladesh, au Bhoutan, aux Maldives et au Népal. Le Bhoutan, qui occupe une place stratégique entre l’Inde et la Chine, a obtenu une subvention de l’Inde et a vacciné 93 % de sa population (530 000 personnes) en 16 jours (première dose). Delhi a prévu d’en envoyer davantage aux voisins régionaux. En outre, par le biais d’autres programmes, l’Inde prévoit de fournir à de très nombreux pays d’Asie des dizaines de millions de doses de vaccins qu’elle produit (y compris son vaccin indigène Covaxin). Sa stratégie consistant à donner la priorité aux exportations de vaccins vers ses voisins dans le but de réaliser des gains géopolitiques — au lieu de vacciner d’abord sa propre population — s’est néanmoins retournée contre elle. Confrontée à une nouvelle souche de virus (le variant Delta a d’abord été identifié en Inde), elle a connu une forte augmentation des cas et des décès en 2021. L’Inde a donc interrompu ou cessé ses exportations, s’attachant plutôt à augmenter son taux de vaccination.

Concernant les vaccins, la stratégie anti-Covid-19 de la Corée du Sud semble avoir trouvé ses limites. Le pays s’est engagé tardivement dans la vaccination faute d’avoir rejoint à temps le mécanisme COVAX. Le président Moon, qui pensait bénéficier d’un accès privilégié au marché américain, s’est heurté au nationalisme vaccinal de Donald Trump. En dépit des critiques de son opinion publique, il n’a cependant pas voulu se tourner vers les vaccins chinois. L’arrivée de l’administration Biden a vu un retournement de la situation avec la mise sur pied d’une coopération nouvelle entre les deux alliés. Dans un souci marqué de contrebalancer l’activisme chinois dans ce domaine, les États-Unis ont convaincu la Corée du Sud de s’engager dans un partenariat pour produire des vaccins afin de mieux répondre à la demande mondiale. Ce partenariat, le KORUS Global Vaccine Partnership, devrait notamment permettre à des laboratoires sud-coréens de produire massivement des vaccins Moderna. Il répond à l’ambition américaine de concurrencer rapidement la production de 110 millions de doses de vaccins Sinovac et Sinopharm promises par Pékin au mécanisme de distribution internationale COVAX d’ici à fin 2021.

Le Japon s’est révélé très en retard dans la vaccination de ses citoyens : fin juin 2021 seulement 10 % de sa population était vaccinée. Faute d’en fabriquer, il a dû acquérir des vaccins (Pfizer, Moderna, AstraZeneca) et suivre un processus d’autorisation assez long. De plus, les autorités se heurtent au scepticisme de la population quant à l’efficacité des vaccins contre la Covid-19. Cependant, au prix d’un immense effort et en raison du contexte des Jeux olympiques, fin août plus de 40 % de la population était vaccinée. Ces aléas n’ont pas empêché Tokyo d’aider certains pays, dont Taïwan, qui a été le bénéficiaire prioritaire dès juillet 2021 d’un don de plus de 3 millions de doses de vaccins. Par ailleurs, le Japon a rejoint le programme COVAX dès son lancement en y investissant un milliard de dollars. Il a notamment sécurisé un don de 11 millions de doses d’AstraZeneca dont l’Iran, le Vietnam, les Philippines et l’Indonésie ont pu bénéficier dès l’été 2021.

En fin de compte, on retiendra qu’en Asie, si les stratégies de lutte contre la Covid-19 ont permis à certains pays comme la Corée du Sud ou Taïwan d’améliorer leur image nationale, elles ont clairement accentué les clivages géopolitiques existants. La Chine y a trouvé l’occasion d’élaborer de nouveaux leviers d’influence sous couvert d’un multilatéralisme sanitaire qui n’a fait que renforcer la dépendance de certains partenaires. Sa campagne de communication, particulièrement habile — si ce n’est agressive — aura presque fait oublier qu’elle est à l’origine d’une pandémie loin d’être résorbée.

 

Article publié dans Areion 24 news.

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Notes

(1) La Temasek Foundation International relève de la branche philanthropique du fonds souverain de l’État de Singapour, Temasek Holdings.

(2) Le programme COVAX a vu le jour en avril 2020 sous l’égide de l’OMS et d’autres organisations. L’alliance vaccinale GAVI, la Coalition for Epidemic Preparedness Innovations (CEPI) et l’OMS en assument conjointement l’exploitation.
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