ANALYSES

Dures réalités en Afghanistan

Tribune
25 août 2021

Depuis l’entrée sans combat des talibans à Kaboul le 15 août, suite à leur spectaculaire avancée dans la quasi-totalité du pays et leur prise méthodique des capitales provinciales à un rythme que rien ne semblait pouvoir arrêter, nous assistons à un déferlement médiatique centré sur la situation de l’aéroport de la capitale afghane. Les scènes diffusées sont en effet terribles, mais l’émotion que l’on peut ressentir ne doit pas nous exempter de décrypter les causes du moment présent. Il serait vain de prétendre ici à un bilan exhaustif, mais plus modestement de rappeler quelques éléments saillants d’une situation prévisible.

En effet, une fois de plus, les raisonnements binaires opposant les forces obscurantistes, en l’occurrence incarnées par les talibans, à celles qui étaient porteuses de modernité ne rendent pas compte de la situation. Que les talibans veuillent instaurer un ordre répressif qui fera fi des principes démocratiques tels que les puissances occidentales prétendent les incarner est une certitude, pour autant leurs prédécesseurs ne constituaient pas pour leur part un modèle de vertu démocratique. Les doctes affirmations sur l’Afghanistan « cimetière des empires » ne sont guère plus satisfaisantes et tiennent la plupart du temps plutôt des commentaires du café du commerce que de l’analyse raisonnée de l’accumulation des erreurs politiques commises à propos de ce pays.

Il est d’abord utile de se pencher sur la situation sociale de ce pays après 20 ans de présence occidentale, tout particulièrement états-unienne. Les aides extérieures, qui représentent environ 75% des dépenses publiques du pays, ont été déversées sans aucun discernement et n’ont pas profité, c’est le moins que l’on puisse dire, à la masse de la population, mais ont par contre alimenté une corruption généralisée alimentant les réseaux clientélistes de toute sorte. Le taux de pauvreté qui était de 34% en 2007-2008 est ainsi passé à 55% en 2016-2017, un tiers des enfants en âge d’être scolarisé ne l’est pas. Fiasco complet quand on se souvient que les puissances étrangères impliquées prétendaient participer à la construction du pays, au nom du fumeux concept de state building. À ce propos une remarque s’impose. Comme le souligne Gilles Dorronsoro, un des meilleurs connaisseurs français de l’Afghanistan, ce n’est pas le rejet de l’État qui est un des marqueurs de la situation afghane, mais au contraire une demande d’État, un État qui serait organisateur et structurant.

On ne peut de ce point de vue qu’être confondu par la débandade accélérée des 180.000 soldats de l’armée nationale afghane financée à hauteur de 83 milliards de dollars par les États-Unis, organisée, équipée, entraînée durant de nombreuses années par l’OTAN et donc en réalité principalement par Washington. Quand une armée connaît une telle situation plusieurs explications se conjuguent : abandon brutal de ses mentors, c’est une certitude, infinie faiblesse et corruption de son encadrement prompt à pactiser avec les talibans pour sauver ce qui peut l’être et, surtout, absence de projet mobilisateur à défendre pour lequel un soldat est prêt à se sacrifier. Une armée n’est efficace que lorsqu’elle est cimentée par des principes et des objectifs communs, jamais elle ne combat pour défendre ce qui n’existe pas… En ce sens, l’obsession anti-talibane entretenue ne pouvait suffire, d’autant que, dans le même temps, des négociations se déroulaient avec les représentants politiques de ces derniers à Doha. Ce n’est en réalité pas l’affaissement de l’armée afghane qui est surprenant, mais la rapidité du phénomène.

A contrario, la force des talibans, outre leur visible discipline, c’est la conviction de défendre une cause et un pays. L’existence d’une forme de sentiment national, évidemment non réductible à celui qui a été façonné par l’histoire dans d’autres États et d’autres parties du monde, est une donnée que les dirigeants des puissances occidentales n’ont pas saisie. À force de réduire l’Afghanistan à une mosaïque d’ethnies et de tribus, il est non seulement impossible de mesurer le sentiment d’appartenance qui y existe, mais surtout on fait l’impasse sur le rejet que suscite, toujours et en tout lieu, la pérennisation de la présence de troupes étrangères légitimement perçues comme des troupes d’occupation. C’est très certainement pourquoi une partie de la population respectera ceux qui combattent ces dernières et en débarrassent le sol national.

Les talibans sont sans nul doute rétrogrades et liberticides, mais ils sont dotés d’une stratégie politique. Ainsi, si les capitales provinciales afghanes sont tombées en leurs mains les unes après les autres, c’est que le terrain avait été préparé et que loin de se contenter de consolider leurs forces dans les régions pachtounes dont ils sont majoritairement issus, ils ont aussi pris la peine de recruter au sein des autres ethnies et d’y passer des alliances et des compromis. L’Afghanistan n’est pas un pays d’anarchie, mais un lieu où des systèmes d’alliances existent selon des règles qui n’ont rien d’idéologiques, mais sont parfaitement fonctionnelles. Si des exécutions sont d’ores et déjà attestées, il y a aussi des garanties de sortie honorables pour les responsables qui se battaient il y a quelques mois seulement contre les talibans, mais qui acceptent désormais la nouvelle donne, avec son lot d’amnistie et de cooptation.

Le constat est terrible de l’incapacité de l’OTAN à comprendre les réalités d’un pays après presque vingt ans de présence, plus de 2250 milliards de dollars investis et dépensés, sans oublier les 3000 soldats tués. C’est une nouvelle preuve cinglante qu’il s’avère impossible d’imposer un ordre politique à un pays de l’extérieur. En vingt ans, les cas afghans et irakiens sont lourds d’enseignement auxquels ils seraient judicieux de réfléchir. Une des raisons du fiasco afghan réside d’ailleurs certainement dans la précipitation de l’administration Bush à envahir l’Irak en 2003 alors que la situation afghane n’était pas stabilisée. La prétention des néoconservateurs états-uniens à vouloir apporter la démocratie dans les soutes de leurs bombardiers est une faute absolue qui a modifié les équations stratégiques régionales au détriment des puissances occidentales.

La décision de départ de Washington et les conditions dans lesquelles il s’opère témoignent d’une confondante improvisation parce qu’il n’y avait plus de solution adéquate. Pour autant, plusieurs questions immédiates se posent. Quid de la relation à venir du gouvernement taliban avec Al-Qaïda, dont il faut se souvenir qu’elle fut à l’origine de l’intervention de 2001 ? Si dans un premier temps on peut supposer que les talibans, ayant parfaitement en mémoire les conséquences que leur a coûté le soutien accordé à Al-Qaïda à l’époque, demanderont aux successeurs de Ben Laden de faire profil bas, cela pourrait poser problème à plus long terme, si cette posture permet au groupe djihadiste de se renforcer. Même question à propos de Daech. Mais dans ce cas, ce sera certainement une opposition, y compris armée, entre les deux acteurs. Les agendas et les objectifs étant concurrentiels, le gouvernement taliban ne fera pas de concession à Daech. Comment aussi parvenir à insérer l’Afghanistan dans une stratégie de projets économiques régionaux et internationaux lui permettant de sortir, enfin, d’une situation de guerre et de misère qui perdure depuis plus de quarante ans ?

Mais la question principale réside bien sûr dans le type de relations qu’il est envisageable d’établir avec le gouvernement taliban ? Il est à ce stade bien trop tôt pour fournir une réponse précise. On peut en tout cas souhaiter que l’erreur commise en Syrie de fermer notre ambassade ne se reproduira pas. La France a besoin d’établir et de maintenir des contacts avec toutes les parties à la situation politique afghane telle qu’elle existe aujourd’hui dans un contexte où le gouvernement taliban affirme vouloir être reconnu comme légitime. La Chine, la Russie, le Pakistan bien sûr et des États arabes du Golfe sont d’ores et déjà à la manœuvre. Il n’y a aucune raison de les laisser seuls se déployer. Force est néanmoins d’admettre que nous ne sommes pas les mieux placés pour peser positivement sur la situation.

Comprenons que l’ensemble des interrogations qui se posent dès maintenant aux États-Unis, et par extension aux membres de l’OTAN, le sont dans les plus mauvaises conditions parce que leur intervention, quels que soient les degrés de responsabilités, se solde par une défaite cinglante. La France très engagée au Sahel, dans un contexte certes différent, serait fondée à tirer méthodiquement les leçons des dernières évolutions en Afghanistan.
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