ANALYSES

Le Covid-19 dans le monde : état des lieux d’une pandémie

Interview
7 mai 2021
Le point de vue de Anne Sénéquier


Entre déconfinements, craintes des variants et vagues de contamination impressionnantes, le Covid-19 continue de rythmer le quotidien des populations du monde entier. La vaccination est au cœur des débats : stratégie d’aide et d’égalité comme le programme Covax, géopolitique du vaccin entre grandes puissances… Où en sommes-nous en ce mois de mai 2021 ? Le point avec Anne Sénéquier, médecin, chercheuse à l’IRIS, co-directrice de l’Observatoire de la santé mondiale.

On assiste depuis décembre 2020 à des campagnes massives de vaccination. Certains pays ressortent de leur confinement. Cependant, des situations comme celle de l’Inde ravivent les craintes quant à un retour à une vie « normale ». Peut-on espérer un futur plus apaisé malgré la circulation des variants ?

Lorsqu’on regarde au niveau global, on note qu’il y a deux stratégies différentes face au temps long de la pandémie. Les pays qui ont favorisé la stratégie « zéro Covid » et qui font tout pour avoir un nombre minimum de cas afin de retrouver une vie au quotidien « comme avant » bien que la sortie et/ou l’entrée sur le territoire deviennent parfois impossibles, et que l’on accepte de confiner des métropoles de plusieurs millions d’habitants pendant 15 jours pour douze cas de Covid positifs. Cela implique également une géographie compatible avec la stratégie, c’est-à-dire être un État insulaire comme la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Islande, Taïwan, la Chine (qui a su fermer de manière quasi étanche ses frontières).

Cependant, pour des raisons économique, géographique, psychologique et sanitaire (parfois les quatre à la fois), la majorité des pays ont tenté de « vivre avec le virus ». Les pays occidentaux ont fait le pari de rattraper la vague de contamination par la campagne de vaccination. Mais nous avons vu au cours de ce printemps que le virus va bien plus vite que la vaccination. Et là est tout le problème. Pour atteindre notre fameuse immunité collective, il nous faudrait vacciner 80 à 90% de la population (alors qu’elle était estimée à 60% au début de la pandémie, le variant anglais en étant plus contagieux change la donne). Cela devrait être le cas (soyons optimistes) à la fin de l’été. En attendant, les vaccinations déjà faites participent à la diminution de la circulation du virus ; c’est une bonne chose. Mais ce n’est pas suffisant pour le ralentir totalement. D’autre part, dans de nombreux pays du globe, la campagne de vaccination est à peine entamée. Le virus, en ce début mai, n’a jamais autant circulé à travers le globe qu’en ce moment. 5 700 000 cas (répertoriés ! donc beaucoup plus en réalité) en une semaine, c’est un record. Cela veut dire que le virus a eu 5 700 000 occasions différentes (en une semaine) de muter et ainsi de produire un nouveau variant. Cela fait beaucoup. Avec notre vaccination, nous nous protégeons de la souche sauvage du Covid-19 et du variant anglais. La probabilité qu’un variant immunorésistant à notre vaccination émerge (et/ou devienne majoritaire) est loin d’être nulle.

Nous avons fait beaucoup d’erreurs ces derniers mois face à cette pandémie. La première a été de la gérer au niveau national, sans prendre en considération (ou très peu) ce qu’il se passe hors de nos frontières. La seconde de crier victoire trop tôt, plusieurs fois déjà. Il me semblerait pertinent d’adopter cette « nouvelle normalité » (pour l’instant encore) où l’insouciance n’a malheureusement pas sa place.

Le programme Covax, lancé en février 2021 afin d’assurer la distribution de vaccins aux pays les plus défavorisés, semble peiner à remplir ses objectifs. Comment expliquer de telles difficultés ?

Le programme Covax a été freiné par plusieurs choses. Un manque de transparence dans le fonctionnement qui a entravé l’engagement de certains, ainsi qu’un défaut de financement et un manque de préparation des États. On parle beaucoup du financement de l’Europe et du Royaume-Uni, mais il faut savoir que c’est « seulement » le financement à destination de l’approvisionnement. C’est-à-dire qu’il a servi à acheter les doses. Ce qui est primordial, mais malheureusement insuffisant pour faire fonctionner une campagne de vaccination. On a tous bien compris ces derniers mois qu’avoir des vaccins dans les frigos ne suffisait pas pour faire baisser les contaminations. Pour cela, il faut une chaîne du froid opérante, du personnel pour vacciner, un transport adéquat, avoir identifier les personnes à vacciner en priorité… Toute une organisation logistique assez complexe et manquante dans de très nombreux pays. D’autant plus que c’est sur ce volet que le programme Covax manque de financement. En termes de communication, les pays préfèrent pouvoir dire avoir acheté les vaccins plutôt qu’avoir financé les camions qui livrent les vaccins jusqu’aux centres de santé. Et pourtant, c’est tout aussi primordial.

N’oublions pas le problème d’approvisionnement des doses de vaccins que la quasi-totalité des pays a déjà expérimenté. Les pays occidentaux ont fait main basse sur les premières doses sorties des usines pharmaceutiques, laissant Covax à la traîne, alors même que le mécanisme avait prévu dans son fonctionnement d’avoir la priorité sur l’achat des vaccins. Une sorte de coupe file, mais qui ne semble pas avoir été utilisé.

Très rapidement après le lancement des campagnes de vaccination, les vaccins ont été qualifiés de diplomatiques. Qu’en est-il de cette géopolitique de la vaccination ? Quels en sont les grands leaders en ce début d’année 2021 ?

La géopolitique du vaccin découle justement des mauvaises performances du système Covax et de la solidarité internationale face à la pandémie. Au printemps 2020, l’Europe et l’Occident évoquaient à qui veut l’entendre (le monde entier) que le vaccin serait un bien commun de l’humanité. Or, dès que les laboratoires ont annoncé des premiers résultats, les États-Unis, le Royaume-Uni suivi par l’Europe et les autres pays occidentaux ont passé des accords bilatéraux avec les laboratoires pharmaceutiques pour s’assurer d’avoir des doses.

Il y eut d’un côté, les pays ayant passé des accords qui, début 2021, commençaient à recevoir des doses, de l’autre les pays à revenu faible qui étaient « couverts » (même si pas vraiment en fait) par le système Covax.  Et au milieu de cela, il y avait les pays à revenu intermédiaire qui n’avaient pas les moyens de passer des accords bilatéraux directement avec les laboratoires pharmaceutiques ni la possibilité d’espérer une vaccination de la totalité de sa population par le programme Covax (la totalité des pays en fait, puisque le programme Covax n’a pour vocation de vacciner que 27% des populations dans les pays où il est mis en place). Pour ces pays à revenu intermédiaire, la solution s’est présentée sous la force des pays ayant une production nationale des vaccins, c’est-à-dire la Chine, la Russie, l’Inde…

Les grands gagnants de ce début d’année 2021 furent ces pays-là. D’autant plus que les pays occidentaux se refermaient sur eux-mêmes en essayant d’avoir le plus de vaccins possible pour leurs propres populations (l’Europe et les États-Unis). Cela a permis à la Chine, à l’Inde et à la Russie de se positionner en « sauveur » en offrant/vendant des vaccins avec les sous-titres : « Les Occidentaux ont dit que le vaccin était un bien de l’humanité, nous, on le fait ! »

La Russie a proposé son vaccin Spoutnik V dans les pays historiquement amis : la Turquie, certains États d’Amérique latine et centrale, l’Afrique du Nord… La Chine consolide sa nouvelle route de la soie avec son Sinovac, en lançant elle aussi des amarres jusqu’en Amérique latine.

La Chine a œuvré avant tout le monde, puisqu’elle proposait un accord avec les pays d’Amérique latine dès fin 2020 sur le mode « un vaccin contre une population test ». Les essais cliniques de stade 2 et 3 des vaccins chinois ont été réalisés en Amérique latine, en contrepartie de quoi la Chine assurait un accès privilégié au vaccin, une fois celui-ci validé. Un accord gagnant-gagnant.

L’île de Cuba a également des velléités de diplomatie du vaccin, ils ont cinq candidats vaccins en développement qu’ils souhaitent exporter pour accroître leur influence régionale, notamment sur la côte atlantique nord de l’Amérique latine.

Et bien sûr l’Inde, profitant d’un transfert de compétence avec l’université d’Oxford, a la possibilité de fabriquer le vaccin Astra Zeneca. Le pays s’est servi de sa production pour asseoir son influence régionale : Népal, Sri Lanka et également l’Afrique à travers le système Covax dont il était le principal fournisseur jusqu’à ce que l’Inde soit rattrapée par la vague de contamination cataclysmique que l’on connaît aujourd’hui. De ce fait, le pays arrête l’exportation de vaccins et la réserve à sa propre population.

On a constaté plusieurs choses. Tout le monde a de bonnes intentions (c’est une bonne nouvelle, on a besoin de coopération et solidarité pour voir s’éteindre une pandémie), que ce soit les pays occidentaux avec l’idée de « bien commun de l’humanité » ou les pays producteurs qui exportent leurs vaccins quand ils en ont la possibilité. Cependant, devant l’urgence d’une nouvelle vague de contamination, toutes les nations ont eu le même réflexe de repli en privilégiant sa population. On se rend compte ainsi que le niveau étatique n’était pas là où il aurait dû placer le pouvoir décisionnel en termes de gestion de LA campagne de vaccination.

Parce que oui, dans un monde cohérent il aurait fallu donner à une OMS qui n’existe pas en ces termes-là, le pouvoir d’organiser la campagne de vaccination mondiale. Commencer par les personnes vulnérables dans la totalité des pays en même temps, puis renforcer les vaccinations dans les régions sujettes à des recrudescences de contaminations. Cela nous aurait permis de diminuer le risque d’émergence de nouveaux variants dans les régions où l’épidémie continue de flamber, et de diminuer de moitié le nombre de décès dû au Covid-19 au niveau global.

Cette diplomatie du vaccin était en train d’esquisser les relations internationales de la prochaine décennie, où l’Occident s’excluait de lui-même, jusqu’à hier lorsque Joe Biden évoque la possibilité de lever les brevets sur les vaccins du Covid-19. Un évènement capable de changer le cours de la pandémie, en permettant d’accroître drastiquement la capacité de production vaccinale au niveau mondial. Cela ramène l’Occident (les États-Unis) sur le devant de la scène internationale en priorisant pour une fois (pour la première fois ?) le bon sens (une vérité fondamentale : le monde entier meurt du même virus) au détriment d’une vérité fictionnelle (le droit du commerce).
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