ANALYSES

Jordanie : que révèle la tentative de putsch sur l’état du Royaume ?

Interview
23 avril 2021
Le point de vue de Jean-Paul Ghoneim


Le 3 avril 2021, des personnalités proches du roi Abdallah de Jordanie sont arrêtées et le prince Hamza, demi-frère du roi , est accusé par le ministre des affaires étrangères, Ayman Safadi, d’une tentative de  « déstabilisation de l’Etat ». Des soupçons sont portés sur une potentielle ingérence des pays voisins dans cette crise qui bouleverse un pays déjà sujet à de nombreux enjeux économiques et sociaux. Le point avec Jean-Paul Ghoneim, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des pays du Golfe.

Le 3 avril dernier, Hamza, le demi-frère du roi Abdallah de Jordanie, aurait organisé une tentative de putsch, à l’aide d’hommes politiques jordaniens. Que révèle un tel évènement sur l’état de la monarchie jordanienne ?

Que s’est-il passé en Jordanie ? Une tentative de prise de pouvoir par un membre important de la famille royale ? Une tentative avortée de coup d’État téléguidée de l’étranger ? Ou une occasion opportuniste d’exploiter le mécontentement grandissant de la population sur la gestion du pays, la corruption et l’incompétence ?

Le samedi 3 avril, la BBC diffusait un message du prince Hamza Bin Hussein de Jordanie disant qu’il était privé de moyens de communiquer avec l’extérieur, que ses gardes du corps lui avaient été retirés, qu’il était assigné à résidence dans son palais et que des membres de son entourage, appartenant à la puissante famille Al Majali, avaient été arrêtés. Le lendemain, le vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, Ayman al Safadi, faisait une déclaration en disant que des personnalités, dont Bassem Awadallah (ancien ministre des Finances et ancien chef du bureau royal) et le Cherif Hassan ben Zaid (membre de la famille royale) ainsi que 16 autres personnes avaient été arrêtées pour propagation du trouble dans la population. Le cas du prince Hashem quant à lui serait traité au sein de la famille royale. Ce qui fut fait grâce à une médiation du prince Hassan (frère du roi Hussein et aîné de la famille royale), qui a obtenu une déclaration écrite d’allégeance au roi de la part du prince Hashem.

Le prince Hamza, fils aîné de la quatrième épouse du roi Hussein, est âgé de 41 ans. À la mort de son père le roi Hussein en 1999, il avait été désigné prince héritier. En 2004, l’actuel roi de Jordanie lui a retiré son titre. Depuis 2004, les relations entre le roi et son demi-frère sont exécrables. Le prince Hamza, militaire de formation, qui souhaitait devenir le chef d’état-major des armées a dû démissionner de ses fonctions de général de brigade. Depuis cette date, le prince n’hésite pas à critiquer la politique du gouvernement et de s’afficher publiquement avec les personnes qui contestent le pouvoir. Les récentes manifestations dans la ville de Salt, suite au décès de sept personnes à cause d’un manque d’oxygène dans l’hôpital de la ville, ont mis en lumière l’incompétence, la corruption et la négligence du pouvoir. Le ministre de la Santé a dû démissionner et les responsables de l’hôpital ont été poursuivis en justice. Le prince Hamza a rendu visite aux familles des victimes et s’est affiché aux côtés des manifestants. C’est, semble-t-il, la ligne rouge qui aurait été franchie. Le roi Abdallah, qui est sur le trône depuis 1999, n’a jamais été très populaire. Fils d’une Anglaise, son mariage avec une Palestinienne de Toulkarm, trop glamour, rebute les conservateurs qui le jugent trop occidentalisé, contrairement au prince Hamza dont la ressemblance avec son père est frappante et qui a su cultiver sa proximité avec les chefs des tribus de Transjordanie qui sont les piliers du trône.

Y a-t-il eu des influences étrangères dans cette crise, certains spécialistes ayant pointé du doigt l’Arabie saoudite et Israël ? Avec quels intérêts ?

Certains ont vu la main de l’Arabie saoudite suite à l’arrestation de Bassem Awadallah, ancien ministre des Finances et proche conseiller du prince héritier MBS. Il est vrai que, malgré le soutien public affiché par l’ensemble des monarchies du Golfe, l’Arabie saoudite a dépêché à Amman son ministre des Affaires étrangères, Fayçal Ben Farhan, officiellement pour afficher son soutien, mais officieusement pour tenter de faire libérer Bassem Awadallah au plus vite.

Les Qatariens ont également affiché leur soutien et pourraient être soupçonnés de vouloir tirer profit de ces troubles. Ils sont proches de la mouvance des Frères musulmans, officiellement dissoute.

Israël a plusieurs dossiers en suspens avec la Jordanie. Des revendications territoriales dans la vallée du Jourdain, le partage de l’eau et plus récemment deux incidents diplomatiques: l’annulation, la veille, de la visite du prince héritier Hassan au Dôme du Rocher (la Jordanie est la gardienne de ces lieux saints) à cause d’un changement de programme de dernière minute de la part des Israéliens et l’interdiction faite à Benjamin Netanyahou de survoler l’espace aérien jordanien pour se rendre aux Émirats arabes unis, une visite de la plus haute importance à ses yeux. Par ailleurs, la Jordanie est accusée par certains de tiédeur, voire d’hostilité, aux accords d’Abraham entre les pays arabes et Israël. Elle se pose en défenseur des intérêts palestiniens, d’où le raidissement de sa position vis-à-vis d’Israël malgré l’accord de paix de 1994.

Mais ces hypothèses résistent mal aux désavantages d’une Jordanie déstabilisée et en proie aux troubles. La Jordanie est un pays pivot au Moyen-Orient. Elle a des frontières avec cinq États : la Syrie, Israël, l’Irak et l’Arabie saoudite et la Palestine. Historiquement, la Jordanie a accueilli des vagues successives de réfugiés des pays voisins en crise : en 1948 et en 1967, des Palestiniens (qui forment la moitié de sa population); des Irakiens après la guerre d’Irak ; 600.000 réfugiés syriens. C’est énorme pour un petit pays qui n’a pas de ressources et qui vit sous perfusion. En plus, sa principale ressource, le tourisme, est à l’arrêt à cause de la pandémie du Covid-19.

Cette tentative de déstabilisation politique a cours dans une période compliquée pour la Jordanie qui fait face à la pandémie mondiale et au mécontentement de sa population. Qu’en est-il de la situation économique et sociale jordanienne ?

Des troubles liés à la situation économique qui se dégrade sont sporadiques. En 2018, le pays a connu des manifestations importantes contre la réforme de la loi sur l’impôt sur le revenu et la levée de certaines subventions. La longue grève déclenchée par le syndicat des enseignants en 2019 s’est terminée en 2020 par la dissolution du syndicat. En 2020, la branche jordanienne de la Confrérie des Frères musulmans a été dissoute. Le régime a donné un tour de vis sécuritaire en réprimant toute forme de critique. Les services de renseignement jordanien, les Mukhabarat, semblent avoir renforcé leur emprise sur le pouvoir. Le pays paraît gouverné par le Palais et les services. Les institutions parlementaires qui conservaient un semblant de vie démocratique ne cessent de s’affaiblir avec une opposition quasi inexistante. Dans le classement du département d’État, le pays est passé de partiellement libre à pays où la liberté d’expression est opprimée. Cette répression s’accompagne de la grogne de la population contre la corruption, les difficultés matérielles, la levée des subventions, et l’incompétence et la corruption de sa classe politique. La presse est censurée. En 2020, Emad Hajaj, le plus populaire dessinateur caricaturiste jordanien, a été arrêté pour avoir osé critiquer le rapprochement entre les Emirats arabes unis et Israël.
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