ANALYSES

La Turquie : une puissance au centre de multiples dossiers

Interview
19 avril 2021
Le point de vue de Didier Billion


Incident diplomatique à Ankara, soutien à l’Ukraine face à la Russie, baisse des tensions avec Emmanuel Macron : la Turquie s’impose au cœur de l’agenda international. Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS. 

Mardi 6 avril 2021, un incident diplomatique a eu lieu lors d’une rencontre officielle entre le président turc Recep Tayyip Erdogan, le président du Conseil européen Charles Michel, et la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen. Comment cet événement doit-il être interprété ?

Cet incident a généré de nombreux commentaires au cours des derniers jours, et les images du début de cette rencontre sont en effet assez atterrantes. On y voit M. Erdogan, M. Michel et Mme Von der Leyen arriver dans la salle où doit se tenir la réunion, et l’on constate que seulement deux fauteuils sont disposés face à face, ce qui pose question. Plus problématique, on voit M. Michel se précipiter pour s’asseoir et, de ce fait, laisser Mme Von der Leyen se retrouver seule debout, embarrassée et ne sachant que faire. Au-delà de cette scène, ce sont surtout les réactions qu’elle a générées qui doivent être analysées. Dans un premier temps, beaucoup y ont vu une manœuvre de « l’islamiste Erdogan » et une preuve supplémentaire de son sexisme. Mais, dans une deuxième séquence, certaines voix sont rapidement venues expliquer qu’une telle situation correspondait au protocole européen, qui induit une prééminence du dirigeant du Conseil européen sur celui de la Commission européenne. De ce point de vue, les Turcs n’ont pas de responsabilité. Enfin, dans un troisième et dernier temps, les commentateurs de cette affaire ont trouvé dans la multiplicité des centres de décision au sein des institutions européennes et la concurrence entre la Commission et le Conseil européen une explication à cette situation très embarrassante. Cette piteuse affaire est donc finalement surtout problématique pour l’Union européenne : elle montre une fois de plus que la complexité de ses structures rend l’Union impuissante sur nombre de dossiers, voire en l’occurrence ridicule. La responsabilité des faits ne repose pas sur M. Erdogan, mais bien sur les responsables européens. Il est évidemment fort probable que M. Erdogan ait pris un malin plaisir à être témoin de cette scène. Mais c’est bien l’incompétence de l’UE qui est exposée dans cette affaire et ses rivalités internes étalées publiquement. Situation d’autant plus piquante que Mme Von der Leyen ne cesse d’affirmer qu’elle désire une Commission géopolitique, ce qui nécessiterait, a minima, qu’elle se hisse au niveau de ce qu’elle prétend atteindre.

Au-delà de ces anecdotes, la démarche qu’avaient opérée M. Michel et Mme Von der Leyen en se rendant ensemble – fait rare – à Ankara pour rencontrer Erdogan témoigne d’une volonté de détente dans les relations turco-européennes, c’est ce qui me paraît, et de loin, le plus important. Au cours de l’année 2020, les relations s’étaient en effet considérablement dégradées en raison de désaccords sur la plupart des dossiers régionaux. M. Erdogan a certainement une responsabilité particulière dans cette dégradation, mais les dirigeants de l’UE n’ont pour autant pas été en reste. Cette démarche du 6 avril était en ce sens très positive, et il est regrettable que cette pitoyable anecdote ait rendu peu lisible la feuille de route dont étaient porteurs les deux responsables européens sur de nombreux dossiers : gestion des flux migratoires, question des visas pour les ressortissants turcs, actualisation de l’union douanière, questions énergétiques, transports, justice, lutte contre le terrorisme, etc. Ils apportaient des propositions positives, qui découlaient du rapport de Josep Borell, haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, du 20 mars 2020 soumis au Conseil européen du 25, et c’est bien là le plus important. Il faut se projeter vers l’avenir, dépasser ce climat de tensions inutilement alimenté, et tenter de traiter conjointement des dossiers d’intérêt commun à l’Union européenne et à la Turquie.

On constate une recrudescence des tensions entre la Russie et l’Ukraine au cœur d’un conflit qui dure depuis déjà plusieurs années. La Turquie a apporté son soutien officiel à l’Ukraine. Qu’implique une telle prise de position de la Turquie face à la Russie ?

Samedi 10 avril, le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’est rendu à Ankara où il a rencontré le président Erdogan. Le message de ce dernier se décline en trois aspects : tout faire pour éviter l’escalade des tensions entre la Russie et l’Ukraine ; réitérer son soutien à l’intégrité et à la souveraineté de l’Ukraine ; réaffirmer sa position sur la non-reconnaissance de l’annexion de la Crimée. Nous savons qu’Ankara s’oppose systématiquement à la modification des frontières, position de principe qui renvoie à une question perçue comme existentielle pour l’État turc. L’un de ses grands défis se concentre aujourd’hui en effet sur la gestion du dossier kurde et l’hypothétique formation d’un État kurde viendrait modifier les frontières actuelles de la Turquie. Cette perspective n’est pas envisageable pour les dirigeants turcs, d’où une profonde divergence entre Ankara et Moscou. Or, depuis 2016, une véritable fluidification des relations est manifeste entre les deux capitales. De multiples partenariats ont été établis sur des dossiers de politique régionale, de nature économique, de ventes d’armes, etc. Pour autant, il ne s’agit pas d’une alliance au sens classique du terme, car elle impliquerait alors des contraintes réciproques que ni l’un ni l’autre des partenaires ne souhaitent. Autant leurs relations sont actuellement plutôt bonnes, autant chacun envisage la relation partenariale avec quelque défiance. La Turquie ne veut pas se laisser entraîner sur un soutien inconditionnel à la Russie, en témoigne ainsi le dossier ukrainien. Vladimir Poutine, pour sa part, cherche à enfoncer des coins entre la Turquie et l’OTAN dont elle est un des États membres importants. Même si la Turquie connaît des divergences avec l’Alliance atlantique, ou plus précisément avec certains de ses membres, il est pour elle absolument hors de question d’en sortir. Elle demeure une garantie de sécurité pour les dirigeants turcs, et l’OTAN, pour sa part, n’est pas favorable à un départ de la Turquie, partenaire géopolitique indispensable dans une région considérée comme essentielle. La réaffirmation du soutien de la Turquie à la candidature de l’Ukraine à l’OTAN apparaît de ce point de vue aussi comme une provocation aux yeux de V. Poutine, qui est d’autant plus inquiet que la coopération dans le domaine de l’armement ne cesse de s’approfondir entre l’Ukraine et la Turquie. N’oublions jamais que si la relation est fluide entre Moscou et Ankara, cela n’empêche nullement que sur nombre de dossiers comme ceux de la Syrie, de la Libye ou du Haut-Karabakh, les intérêts turcs et russes divergent. Leur entente, malgré ces divergences, constitue une véritable leçon de diplomatie ou chacun défend, avec habileté, ses intérêts nationaux.

Depuis plusieurs mois, on assiste à une montée des tensions entre Paris et Ankara tant du côté diplomatique que militaire. Qu’en est-il aujourd’hui de la relation franco-turque ?

Les relations franco-turques se sont considérablement dégradées lors des derniers mois. Les noms d’oiseaux ont volé bas entre Ankara et Paris. On se souvient par exemple que M. Erdogan a considéré que Macron n’avait plus toute sa « santé mentale », ce qui va à l’encontre des usages diplomatiques, et, pour sa part, M. Macron a considéré que son homologue turc ne comprenait que le langage du rapport de force et qu’il fallait combattre son « projet islamiste ». Rien qui n’augure un dialogue serein entre Paris et Ankara. D’autant que sur les dossiers régionaux, les positions françaises et turques sont radicalement opposées : Syrie, Libye, Méditerranée orientale, Haut-Karabakh ont été autant de points de fortes divergences tout au long de l’année 2020. On peut souligner que l’intervention militaire d’Ankara au premier semestre 2020 en Libye a totalement modifié les rapports de force locaux et donc démontré l’efficacité de la stratégie turque, s’inscrivant, faut-il le rappeler, dans le cadre du droit international. A contrario, la France, qui avait quelques velléités de peser sur la résolution du conflit libyen, s’est trouvée totalement en porte-à-faux puisque, membre du Conseil de Sécurité qui soutenait théoriquement l’ex-gouvernement de Fayez el-Sarraj, elle a en réalité apporté son soutien à son opposant le plus acharné, le maréchal Haftar. La France s’est ainsi mise dans une situation inextricable et s’est vue reléguée à un rôle de second plan cristallisant sûrement la rancœur de M. Macron à l’égard du président turc. Cette affaire libyenne est allée jusqu’à un incident naval franco-turc au large des côtes libyennes, le 10 juin 2020, la frégate française Le Courbet ayant été illuminée par des navires turcs. Si, fort heureusement, il n’y a pas eu de tirs, chacun comprend qu’un tel niveau de tension entre deux alliés membres de l’OTAN est problématique. M. Macron a ensuite promu une ligne dure à l’égard de la Turquie, préconisant des sanctions contre ce pays et tentant de faire valoir cette ligne au sein de l’OTAN et au sein de l’Union européenne, sans pour autant parvenir à ses fins. Il a alors probablement compris qu’il valait mieux jouer la carte de l’apaisement. Au même moment, la Turquie, inquiète de l’arrivée de Biden à la Maison-Blanche, s’est à nouveau tournée vers l’Union européenne, entre autres vers la France. On assiste donc à une volonté convergente d’apaiser les relations. Les problèmes sont-ils pour autant réglés ? Certes non. Une visioconférence a été organisée, le 2 mars, entre les présidents Erdogan et Macron, preuve d’une volonté de reprise du dialogue, mais Emmanuel Macron n’a pas trouvé mieux de déclarer ensuite, dans une émission télévisée française, qu’il estimait qu’il y avait, et qu’il y aurait, des ingérences turques dans la préparation des élections présidentielles françaises. D’où provient cette assertion ? Il n’a accompagné cette grave accusation d’aucune preuve tangible. Ainsi, malgré la volonté commune de rétablir un mode de relation décrispé, le rapprochement demeure très fragile. Il faut ajouter à cela le vent mauvais islamophobe qui souffle sur la France, instrumentalisé par M. Macron pour des raisons politiques et électoralistes. Or, cela est vivement critiqué en Turquie qui ne cesse de dénoncer les actes islamophobes en France, couverts par l’exécutif français. Cela risque de venir entraver une réconciliation avec la Turquie qui reste pourtant souhaitable.
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