ANALYSES

Pays du Golfe : leur gestion de la crise du Covid-19 en question

Tribune
25 janvier 2021


Alors que la région du Moyen-Orient semblait avoir été épargnée lors des premiers mois de propagation du virus (hormis l’Iran et l’Irak), elle est aujourd’hui davantage touchée, mais de manière très inégale selon les pays. Comment les pays du Golfe, ont-ils géré la crise sanitaire ? En ont-ils profité pour l’instrumentaliser au profit d’un renforcement des pouvoirs ? Quid des conflits en cours dans ces conditions ? Le point avec David Rigoulez-Roze, chercheur associé à l’IRIS

Quelle est la situation sanitaire dans les pétromonarchies du Golfe ? Comment expliquer de telles disparités de situation entre les pays ?

Alors que, lors des premiers mois de la diffusion du Covid-19, la région du Moyen-Orient en général et des pays du Golfe en particulier – à l’exception notable de l’Iran où la pandémie a été officiellement admise du bout des lèvres le 19 février 2020 et qui en a immédiatement constitué l’épicentre pour des raisons spécifiques liées à des contacts étroits avec la Chine – semblait relativement épargnée, ce n’est plus tout à fait le cas un an après. La région est cependant aujourd’hui touchée de manière inégale selon les pays. Chez certains, la crise sanitaire prend des proportions alarmantes, car ils ne sont nécessairement pas équipés pour y faire face. Parmi les deux pays les plus touchés, on trouve donc l’Iran, mais aussi l’Irak voisin où la pandémie a été officiellement admise le 24 février 2020 avec un premier cas détecté à Nadjaf. Les pays du Golfe, en tout cas les pétromonarchies du CCEAG (Conseil de coopération des États arabes du Golfe), semblent s’en sortir mieux que les autres avec des disparités qui tiennent pour partie au nombre inégal d’habitants, ainsi qu’au nombre d’immigrés travaillant dans les pays : Arabie saoudite avec près de 370 000 cas et plus de 6 300 morts, Émirats arabes unis avec près de 250 000 cas et plus de 700 morts, Bahreïn avec près de 100 000 cas et plus de 350 morts début janvier 2021, Qatar avec près de 150 000 cas et près de 250 morts, Koweït avec plus de 150 000 cas et près d’un millier de morts, Oman avec plus de 130 000 cas et plus de 1 500 morts, le tout à la mi-janvier 2021.

Cela s’explique notamment, comme le relève Gilbert Rogier dans son rapport spécial sur la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord face à la pandémie de Covid-19, par le fait que « ces 25 dernières années, les pays du Golfe ont consenti des investissements substantiels dans les infrastructures et le personnel médicaux, avec pour résultat une nette amélioration de la qualité des soins. Selon une évaluation réalisée pour l’OMS en mars 2020, ces pays disposent des moyens nécessaires pour opposer une riposte durable à la crise déclenchée par le coronavirus ». De cette expérience et de leurs capacités médicales, les pays du Golfe ont apporté une réponse opérationnelle immédiate.

De plus, et sans aucun doute, une partie du succès de leur gestion est due à leur expérience antérieure : en 2003, la région a été frappée par le SRAS et en 2012 a débuté l’épidémie de MERS-CoV, une maladie très mortelle causée par un coronavirus, mais moins infectieux que celui qui provoque le Covid-19. L’un des éléments majeurs de la stratégie des pays du Golfe a d’ailleurs été le dépistage du Covid-19. Les Émirats arabes unis ont par exemple conduit plus d’un million de tests sur une population totale d’environ neuf millions d’habitants. Enfin, la prise en compte de l’ensemble de la population dans la gestion de la crise s’est avérée être un facteur déterminant, comme le précise la doctoresse Rana Hajjeh, directrice de la gestion des programmes au sein du bureau pour la Méditerranée orientale de l’OMS : « Les premiers cas sont apparus au sein des communautés migrantes qui vivent dans des conditions difficiles où il y a beaucoup de promiscuité. Mais leurs soins ont été entièrement couverts. Ils ont été soignés comme le reste de la population. Cela est notamment dû au fait que les autorités ont réussi à agir rapidement et à identifier l’environnement de la personne malade, à boucler la zone, etc. Cette stratégie du verrouillage partiel est l’une des plus efficaces. Au lieu de fermer tout le pays, vous ne bouclez que les zones touchées. Mais plus le nombre de cas augmente, plus cela est difficile ». Le roi Salmane a décrété, le 31 mars 2020, la prise en charge sanitaire de tout étranger atteint du coronavirus, indépendamment du visa ou du statut de résident. Les quelque 10 millions d’immigrés – soit le tiers de la population totale que compte le royaume – figurent parmi les plus durement touchés par le Covid-19 car ils sont les plus exposés au virus du fait de leurs conditions de vie souvent précaires : ils représentent plus de 60 %, voire 80%, des cas de contamination, alors qu’ils occupent la majorité des emplois des secteurs essentiels au fonctionnement de l’économie, et que le Royaume ne peut se permettre de laisser déraper l’épidémie.

Certaines pétromonarchies ont-elles mené une bataille du contrôle de l’information, à des fins de politique interne, mais aussi de positionnement international ?

En plus des difficultés liées à la fiabilité et l’imprécision, selon Émile Bouvier, « les données au Moyen-Orient souffrent d’une imprécision liée à des services de soin très inégaux et, parfois, à une volonté ou une incapacité des autorités à mesurer avec exactitude l’ampleur de la crise sanitaire ».

La question de la fiabilité des données demeure évidemment centrale et certaines pétromonarchies ont cherché à contrôler l’information. Dans ces États, certaines lois opportunes sont invoquées pour criminaliser les « fausses informations » et convoquer, arrêter, enquêter et poursuivre en justice des personnes publiant sur les réseaux sociaux des contenus ayant trait à la pandémie ou à la réponse apportée par le gouvernement. Comme le relève Lynn Maalouf, directrice régionale par intérim pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient à Amnesty International : « Les États du Conseil de coopération du Golfe n’ont pas justifié en quoi ces mesures sont nécessaires et proportionnées à la protection de la santé publique. Des personnes sont soumises à des actes de harcèlement et d’intimidation uniquement pour avoir discuté de la pandémie en ligne, en violation flagrante du droit à la liberté d’expression ». Et d’ajouter : « Ces États ont de nouveau choisi d’user des moyens à leur disposition pour museler tout débat public, cette fois-ci au sujet de la pandémie de Covid-19, et il est clair qu’ils cherchent plus à éviter un examen public qu’à protéger la santé publique. L’accès à l’information est en effet essentiel pour que la population soit informée régulièrement des mesures à prendre pour se protéger de ce virus ». L’objectif déclaré pour l’ONG serait également de lutter contre les fake news et la désinformation : « Aussi appelons-nous les pays membres du Conseil de coopération du Golfe à mettre un terme à ces pratiques injustifiées, à faire en sorte que chacun et chacune puisse s’exprimer sans crainte de représailles et à redoubler sans délai d’efforts en vue de diffuser des informations fiables, accessibles, fondées sur des faits et dignes de confiance, ce qui est crucial pour contrer les informations fausses et mensongères. »

Certains États ont même parfois également pu se laisser aller à instrumentaliser l’information à des fins de politique interne et/ou externe. L’Arabie saoudite et le Bahreïn, par exemple, ont pu faire preuve de discrimination à l’égard des citoyens chiites, soit en imposant des quarantaines obligatoires, soit en refusant les pèlerins piégés en Iran. Le royaume saoudien a ainsi d’emblée pointé du doigt la région de Qatif dans la province orientale (al Sharqiya), majoritairement chiite comme ayant été la porte d’entrée du virus. À la suite du premier cas dans le royaume identifié le 2 mars, un Saoudien rentré chez lui via Bahreïn, après avoir séjourné en Iran, et une poignée de cas similaires, les autorités avaient décidé de boucler des zones de la province orientale. Devenue la province principalement touchée par l’épidémie en raison de ses relations privilégiées avec l’Iran, cette dernière a très rapidement été totalement isolée à partir du 8 mars 2020.

En outre, presque tous les pays ont restreint la liberté d’expression sous prétexte de lutter contre la désinformation sur l’épidémie, non sans laisser parfois prospérer certaines rumeurs infondées. À titre d’exemple, des internautes pro-saoudiens ont mené sur les réseaux sociaux une campagne de propagande contre le Qatar. Au mois de mars, le Qatar a ainsi été accusé rien moins que d’avoir financé la propagation de l’épidémie, pour nuire au Plan Vision 2030, le plan de réformes du prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman.

Le royaume saoudien a également probablement cherché à masquer la progression de la pandémie en minimisant le nombre de victimes surtout lorsque cela affectait des membres de la famille royale. D’après le New York Times, le Covid-19 se serait alors largement répandu dans la famille Al-Saoud. Cent cinquante d’entre eux auraient rapidement été testés positifs, dont au moins un, et pas le moindre, en soins intensifs. Il se serait agi du gouverneur de la province de Riyad, Fayçal ben Bandar ben Abdulaziz, un septuagénaire faisant partie du premier cercle de la famille royale, qui compte quelque 20 000 membres, dont plusieurs milliers qui bénéficient d’appointements et/ou de postes officiels. Or, « beaucoup d’entre eux voyagent régulièrement en Europe, et ont ainsi pu rapporter le virus », soulignait encore le New York Times. Ainsi, le King Faysal Hospital, l’hôpital d’élite qui soigne généralement la famille royale aurait reçu l’ordre de préparer pas moins de 500 lits. L’hôpital dispose d’une aile spéciale pour le traitement des membres de la famille royale, en particulier le roi Salmane, âgé de 84 ans, et ses frères.

Les tensions dans le Golfe semblent moins exacerbées depuis la crise du Covid-19. Faut-il voir un lien entre l’étouffement des tensions et la crise du Covid-19 ? Peut-on imaginer que cette crise apaise la situation dans le Golfe ?

Le coronavirus aura-t-il le mérite d’apaiser – au moins pour un temps – les conflits mondiaux ? Depuis le début de la situation de pandémie, décrétée le 11 mars dernier par l’Organisation mondiale de la Santé, plusieurs pays ont d’ores et déjà annoncé leur volonté de garantir provisoirement la paix afin de se concentrer sur la crise sanitaire. Ce geste d’apaisement faisait écho à l’appel d’Antonio Guterres, secrétaire général de l’ONU, le 23 mars 2020, en faveur d’un « cessez-le-feu immédiat, partout dans le monde ». Ce dernier déclarait : « La furie avec laquelle s’abat le virus montre bien que se faire la guerre est une folie. C’est la raison pour laquelle j’appelle aujourd’hui à un cessez-le-feu immédiat, partout dans le monde ». Et d’ajouter : « L’heure est venue de laisser les conflits armés derrière nous pour concentrer nos efforts sur le véritable combat de nos vies ».                                         

De fait, la diffusion rapide de l’épidémie a peu ou prou étouffé le bruit des armes en bridant les combats. En Syrie, la guerre a fait plus de 6 800 morts en 2020, dont plus de 1500 civils, soit le bilan annuel le plus faible depuis le début du conflit il y a plus de neuf ans, a indiqué jeudi 31 décembre l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH) – le conflit avait fait plus de 10 000 morts en 2019, contre un pic de 76 000 en 2014. Cela s’explique par le fait que les combats ont largement baissé en intensité en 2020 à la faveur d’un cessez-le-feu dans le nord-ouest du pays, dernier bastion rebelle et djihadiste, et des efforts visant à lutter contre la pandémie de Covid-19. En effet, comme le relève encore Émile Bouvier : « Dans le nord-ouest de la Syrie, à Idlib, les opérations sont […] au point mort. Le cessez-le-feu semble globalement respecté et n’est entrecoupé que par d’épisodiques escarmouches ; les forces turques et russes, harnachées de leur équipement militaire, mais aussi, désormais, de masques et de gants, ont effectué le 28 avril leur sixième patrouille conjointe sur l’autoroute reliant Alep à Lattaquié ».

Au Yémen, les affrontements ont également perdu en intensité. L’Arabie saoudite semble saisir la crise sanitaire comme « une opportunité pour s’extraire de son engagement au Yémen où elle se retrouve ensablée depuis 2015 : alors qu’un cessez-le-feu général a été annoncé le 8 avril 2020, les pourparlers se multiplient entre les différents belligérants ». Cela n’a pour l’heure pas abouti hormis pour la libération de près d’un millier de prisonniers, le « plus important » depuis le début du conflit selon Martin Griffiths, l’envoyé spécial de l’ONU. Enfin, la réconciliation officialisée, le 5 janvier 2021, entre Riyad et Doha pourrait également s’inscrire dans ce contexte géopolitique amendé par la diffusion de la pandémie.

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Cet article est publié dans le cadre de l’Observatoire (Dés)information & Géopolitique au temps du Covid-19 de l’IRIS.
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