ANALYSES

L’enjeu réel de la digitalisation monétaire face à l’exubérance des cryptomonnaies

Tribune
21 décembre 2020


La pandémie accélère le développement de solutions monétaires répondant à la digitalisation de l’économie. Au-delà des périlleuses montagnes russes des principales cryptomonnaies se joue aussi la mise au point d’un système monétaire efficace et stable pour l’ère digitale, impliquant des monnaies publiques et privées, aux degrés de centralisation très variés. Un entretien avec Rémi Bourgeot, économiste et chercheur associé à l’IRIS.

Comment ont réagi les cryptomonnaies à la crise du Covid-19 ? Comment interpréter l’envolée de certaines d’entre elles ?

Dans l’ensemble, les cryptomonnaies ont chuté brutalement au début de la phase mondiale de la pandémie, de février à mars, puis ont connu un rebond phénoménal. Le bitcoin a connu une chute d’environ 30% puis a bondi d’un niveau inférieur à 5000 dollars pour plus que quadrupler. Ces variations incontrôlables sont la marque de fabrique de la plupart des cryptomonnaies. Rappelons que le bitcoin avait déjà approché les 20.000 dollars en 2018 avant de s’effondrer autour de 3000 dollars.

Le phénomène de hausse à ces niveaux spectaculaire est nourri par la limite aussi bien dans le rythme de création (ou « minage » dans le jargon) que le montant total de bitcoins à terme.  Celui-ci a été fixé dès l’introduction en 2008 de la blockchain comme base de transactions décentralisée, reposant sur des nœuds indépendants, qui sont eux-mêmes rémunérés en bitcoins pour l’ajout de blocs de transaction, suivant une procédure cryptographique. Du côté de la demande, l’engouement mondial d’investisseurs a été largement renforcé ces derniers mois par le soutien de PayPal, qui a annoncé intégrer un certain nombre de cryptomonnaies dans ses solutions de paiements. Ces facteurs de fond poussent à cette hausse et, dans le même temps, les cryptomonnaies souffrent d’une faille existentielle, en ce que les attentes qui les concernent sont en décalage avec leur définition. L’idée d’une architecture de données décentralisée a de nombreuses applications passionnantes, en premier lieu quand aucune instance centralisée ne peut la gérer ou quand se pose un problème de confiance entre participants au système. Mais, sur le plan monétaire et financier, on ne peut guère soutenir l’idée selon laquelle le bitcoin serait le nouvel « or digital », comme on le lit sous la plume de journalistes qui, hélas, ignorent souvent les éléments fondamentaux de son architecture.

Les cryptomonnaies de ce type n’ont pas d’adossement réel et l’on ne peut, de plus, complètement ignorer le risque concernant le risque d’une faille cryptographique majeure qui pourrait à terme émaner de nouveaux moyens de calcul, par exemple avec l’informatique quantique. Cet événement radicalement inattendu, ou « cygne noir », pour reprendre l’expression du grand Nassim Nicholas Taleb, aurait tout de même le potentiel de ramener la valeur du bitcoin vers un autre palier symbolique : zéro. Aussi porteur que soit le principe de ces architectures décentralisées, l’idée de faire reposer des moyens de paiement à l’échelle mondiale et de la consommation de masse sur ces outils posent des problèmes de stabilité et de sécurité qui nécessitent d’importants ajustements.

Pour leur part, les cryptomonnaies de type « stablecoins », qui promettent une valeur stable par rapport à des monnaies de référence, permettent d’éviter certains écueils évidents. Pour autant, en dehors des projets de monnaies digitales de banque centrale, qui devraient être équivalentes à de l’argent liquide, les stablecoins relèvent d’une ingénierie financière qui les renvoie au statut de produit financier synthétique plus que de monnaie. C’est notamment le cas du projet de Facebook.

L’accélération de la digitalisation de l’économie par la pandémie a-t-elle modifié le marché des cryptomonnaies et les projets de monnaies numériques publiques ?

La pandémie a naturellement accéléré la digitalisation avec des phénomènes aussi divers que le télétravail ou l’e-commerce. On observe donc un développement de solutions fondées sur l’adaptation à la vie digitale, notamment sur le plan monétaire. Les cryptomonnaies en sont certes un aspect important. Leur inclusion dans la vie réelle et les moyens de paiement leur donne davantage de crédibilité. Par ailleurs, l’absorption active des dettes publiques liées à la pandémie par les banques centrales se traduit par des montagnes supplémentaires de liquidité qui s’investissent sur tous types de support, à la recherche de rendement. Les cours des cryptomonnaies bénéficient largement de cette situation. Cependant on ne peut les comparer véritablement à des actifs financiers traditionnels.

L’engouement pour les cryptomonnaies et les projets de monnaies digitales d’entreprises privées ont par ailleurs encouragé les projets de monnaies digitales des banques centrales, qui ont le potentiel de révolutionner le rapport entre les agents économiques et la monnaie, dans ce cas à la fois digitale et adossée à la banque centrale. Les monnaies digitales privées comme celle annoncée par Facebook, qui sera beaucoup moins décentralisée que le bitcoin, joue un rôle profondément différent.

Quel que soit l’intérêt que l’on porte à la blockchain et à ses dérivés moins décentralisés, il est difficile de voir un rôle stable et bénéfique à l’utilisation potentiellement généralisée de monnaies digitales d’envergure mondiale. La quasi-totalité des cas d’utilisation de monnaies ne reposant pas sur l’économie réelle et sans ancrage géographique raisonnable se sont soldés par de douloureux atterrissages. Cela a été particulièrement visible dans le cas de la dollarisation de pays en développement au cours des quatre dernières décennies, de l’Amérique latine dans les années 1980-90 au Liban cette année et, dans une autre mesure, dans le cas de la crise de l’euro. Les mêmes failles en termes de compétitivité et d’impossibilité d’adaptation de taux de change à la situation économique et financière nationale réapparaîtraient avec une généralisation de l’usage de monnaies digitales mondiales. La digitalisation monétaire est porteuse d’espoir en termes de simplification des processus économiques, notamment internationaux, mais ne peut complètement faire abstraction de l’Histoire politique et économique. C’est en ce sens que les monnaies digitales des banques centrales peuvent, de leur côté, jouer un rôle considérable.

Quels enseignements économiques doit-on tirer de la résilience des monnaies digitales face à une crise économique mondiale ?

Malgré toute la confusion qui entoure l’engouement pour l’idée de la blockchain, on voit ces technologies développer leur place dans l’économie réelle, alors que le bitcoin a plutôt eu tendance à être l’apanage de milieux souterrains pendant ses premières années. Le soutien de PayPal est un fait majeur, mais ne sous-estimons pas les problèmes que la généralisation de l’usage d’une cryptomonnaie, soit-elle un stablecoin, peut engendrer. Il serait aisé de tomber dans les approximations qui, appliquées à l’échelle de la machinerie financière mondiale, ont engendré les catastrophes économiques des trois dernières décennies.

D’une façon ou d’une autre, la monnaie devrait entrer pleinement dans l’ère digitale, en raison du besoin de simplification des liens monétaires en acteurs économiques et des moyens technologiques concrets qui permettent désormais d’y parvenir. A ce titre les monnaies digitales publiques ont un rôle considérable à jouer, qui doit être défini au moyen d’un débat politique en plus du débat d’experts en cours, de niveau inégal. La digitalisation monétaire, aussi bien dans son pendant public que privé, redéfinira aussi le rôle des banques et pourrait ouvrir la voie à une fintech plus réactive et productive que la finance bureaucratique d’aujourd’hui. Le défi est cependant colossal car la réalité à laquelle nous serons confrontés les prochaines années sera celle d’une montagne de dettes très difficilement gérable et de structures financières et économiques zombies qui menaceront de s’effondrer à défaut d’implication massive des autorités politiques et monétaires. Cela doit être l’occasion de redéfinir notre modèle financier, en y incluant la monnaie digitale, avec un impératif de stabilité et de promotion de l’activité réelle.

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Cet article est publié dans le cadre de l’Observatoire (Dés)information & Géopolitique au temps du Covid-19 de l’IRIS.
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