ANALYSES

La croissance élitiste : proposition d’un nouvel indice sur les inégalités

Tribune
8 décembre 2020
Par Jean-Luc Stalon, Docteur en Sciences politiques, représentant-résident du PNUD au Cameroun
La croissance élitiste[1] est un phénomène caractérisé par la capture des richesses par une minorité dominante. Une réalité croissante dans le monde qui provoque des fractures sociales et des soulèvements multiples : augmentation du prix du pain au Soudan, ras-le-bol de la classe moyenne en France symbolisé par les gilets jaunes, mouvement End Special Anti-Robbery Squad au Nigéria. Le phénomène de croissance élitiste est désormais un facteur d’exacerbation de la violence et de reconfiguration de la géographie de la colère sociale dans le monde. Des mouvements de contestation en Algérie[2] au Chili frappé par une grogne liée aux inégalités socio-économiques[3], en passant par le Liban marqué en 2019 par les manifestations violentes des écoliers et des étudiants contre les dirigeants politiques[4], le phénomène élitiste constitue un indicateur de l’ancrage des frustrations et du choc inégalitaire dans un univers où les élites développent une idéologie capitaliste centrée sur l’accumulation des richesses à tout prix.

La présente réflexion s’intéresse au triptyque « Elite-Domination-Croissance économique », faisant ressortir l’ingénierie que les élites mobilisent, dans les sociétés contemporaines, pour asseoir leur domination et conserver leurs privilèges. La démarche mise en perspective dans cette étude vise à comprendre comment les élites mettent en place une batterie de techniques repérables, visant à orienter la croissance économique dans une direction qui leur permette d’asseoir leur domination et position de rente afin de capturer les fruits de la croissance. Sous cet angle, la croissance élitiste peut-être définie comme « l’ensemble des combinaisons de comportements économiques, politiques et socioculturels qui génèrent une richesse dont la répartition renforce les inégalités et les positions de rente de l’élite dominante »[5].

Un modèle de croissance générateur des fractures sociales

Pour mieux comprendre les effets pervers de la croissance élitiste, il est pertinent de mettre en perspective le lien causal qui existe entre le développement du capitalisme et les inégalités croissantes. En effet, si le capitalisme a contribué à réduire les inégalités entre les grandes régions du monde comme le soulignent certains experts, ce dernier se trouve de nos jours dans une situation de crise avec des conséquences sociales inqualifiables. La décennie 1980 coïncide particulièrement non seulement avec le virage libéral que prennent certains pays anglo-saxons, mais aussi l’accélération structurelle du processus de mondialisation. Environ 1% des plus riches ont profité deux fois plus de la croissance des revenus que les 50% des plus pauvres [6]comme le confirme le rapport sur les inégalités mondiales 2018. En Europe, la part du revenu national perçue par les 10% les plus riches est passée de 32% en 1980 à 37% en 2016. Aux États-Unis, au cours de la même période, cette part est passée de 35 à 47% et en Chine de 28 à 41%. En termes de possession du patrimoine, la répartition est encore plus frappante, les plus pauvres ne possédant qu’environ 5% du patrimoine total, y compris dans les sociétés plus égalitaires du type des pays nordiques[7].

En plus des inégalités de patrimoine et fiscales qu’il entretient, le capitalisme surexploite les ressources naturelles avec pour corollaire les changements climatiques. En réalité, d’après Global Footprint Network (GFN), le système économique capitaliste « utilise actuellement les ressources écologiques 1,75 fois plus vite que les capacités de régénération des écosystèmes»[8]. Cela a des conséquences négatives sur l’empreinte écologique qui correspond à la surface terrestre disponible pour la production des biens et services consommables et pour l’absorption des déchets que l’humanité produit.

Un phénomène amplifié par les conséquences économiques et sociales du Covid-19

Selon la Banque mondiale, le Covid-19 pourrait entraîner 150 millions de personnes supplémentaires dans l’extrême pauvreté d’ici 2021[9]. Dans les pays émergents et les pays en développement, cette crise sanitaire risque de remettre en cause certains progrès et accélérer le creusement des inégalités entre les riches et les pauvres. Pour mesurer la profondeur du phénomène de croissance élitiste dans un contexte donné, la présente réflexion propose l’élaboration de l’indice de croissance élitiste (ICE), indice composite centré sur trois principales dimensions (économiques, social et politique) adossées sur quatre composantes à savoir la pauvreté et les inégalités, le partage équitable de la richesse créée, l’accès aux opportunités économiques et à l’inclusion sociale, l’état de droit et enfin, la redevabilité et la corruption. Chacune des composantes et dimensions englobe des aspects pertinents de la croissance susceptibles de la rendre inclusive et partagée.

Les indicateurs permettant de mesurer les principales composantes sont notamment l’indice de Gini, l’indice de développement humain (IDH), le taux de chômage, la proportion des impôts, la part des salaires et revenus du travail dans le PIB, la part des ressources affectées à l’éducation et le taux d’achèvement du cycle éducatif primaire (pour l’inclusion sociale et les opportunités économiques), le contrôle de la redevabilité, de la corruption et de l’état de droit.

Dans le présent article, elles ont été prises en considération pour illustrer le fonctionnement de l’ICE. À cet effet, la Chine, le Pakistan, le Sénégal et la Norvège ont servi d’échantillon.

En nous projetant sur la période 2010 à 2018 et en mobilisant onze indicateurs, la normalisation a été faite pour que chaque indicateur ait une valeur comprise entre 0 et 1 avec 0 comme la pire des situations et 1 la meilleure. Ainsi, les valeurs de l’indice de croissance élitiste vont varier entre 0 et 1. Plus la valeur calculée de l’indice est proche de 0, plus la richesse produite est capturée par l’élite. En lisant les sous-indices, il en ressort qu’une petite frange de la population a accès aux moyens de production et aux services de base, que les travailleurs perçoivent juste une faible proportion de la richesse créée en termes de salaires et autres rémunérations. Aussi constate-t-on que les plus riches payent peu d’impôts directs, que la justice n’est pas équitable et que la corruption n’est pas suffisamment combattue. En revanche, plus les valeurs calculées se rapprochent de 1, plus la société est équitable et la richesse créée distribuée selon plus de justice sociale. L’analyse des données montre des variations significatives entre 2010 et 2018 dont 1 point pour le Pakistan et la Norvège, 5 points pour le Sénégal et 7 points pour la Chine.



Pour les deux pays affichant les bonnes performances, il ressort globalement que l’amélioration du système de gouvernance contribue à l’amélioration de l’indice, suivi des efforts en matière de réduction de la pauvreté et des inégalités via une redistribution plus équitable de la richesse créée.



Les perspectives liées aux impacts de la croissance élitiste

En termes de perspectives, cet indice pourrait être calculé pour l’ensemble des pays du monde selon la disponibilité des données afin de faciliter les comparaisons avec d’autres indicateurs comme l’IDH dans le but de renforcer sa robustesse. De même, d’autres dimensions importantes comme la gestion des ressources naturelles et les éléments environnementaux pourraient être intégrés à l’indice pour renforcer sa transversalité. En effet, l’extraction de pétrole, de gaz et de minerais ou l’exploitation des ressources forestières est l’une des entreprises les plus politiquement, socialement et économiquement complexes du développement. Elle permet d’assouvir en grande partie la demande d’énergie et de matières premières. Elle produit les intrants nécessaires à la fabrication de presque toute production industrielle, mais elle contribue à l’un des défis les plus fondamentaux de l’histoire humaine : le changement climatique qui affectera encore davantage les plus vulnérables[10] (HDR, 2019).

Avec l’introduction en 1990 de l’indice du développement humain (IDH) du PNUD, pionnier dans le domaine, la mesure des inégalités a connu une réelle avancée avec une définition plus large du bien-être humain et la mise en place d’une mesure composite qui, en plus de la variable traditionnelle qu’est le revenu, intègre l’espérance de vie et l’éducation. L’introduction de l’ICE avec la prise en compte des autres dimensions comme l’accès aux opportunités économiques et à l’inclusion sociale, l’état de droit, la redevabilité et la corruption ainsi que la dimension environnementale permet de franchir un nouveau cap pour une compréhension plus fine et exhaustive des inégalités. En somme, l’ICE est incontestablement un indicateur transdisciplinaire (sociale, économie, politique), trans géographique et trans idéologique.

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[1] Jean-Luc Stalon est l’auteur de l’Indice de croissance élitiste (ICE)

[2] Cf. Olivier BERGER, « Mouvement de contestation en Algérie: un an après, le Hirak résiste toujours », La Voix du Nord, du 21 janvier 2020, consulté le 16/10/2020.

[3] Cf. « La contestation continue au Chili, trois mois après le début du mouvement », Euronews, du 18 janvier 2020, consulté le 14/09/2020.

[4] Cf. « Au Liban, le mouvement de contestation entre dans sa quatrième semaine », Le Monde, du 07 novembre 2019, disponible in, consulté le 16/10/2020.

[5] Cf. Jean-Luc STALON, « La croissance élitiste », in La tribune Afrique, consulté le 08 janvier 2020.

[6] Cf. Rapport du World Wealth and Income Database, 2017.

[7] Thomas Piketty, « La planète est traversée par de multiples fractures inégalitaires, que la pandémie va encore aggraver », Le Monde, 14 novembre 2020.

[8] Cf. « L’humanité a déjà épuisé les ressources de la planète pour l’année », Radio Canada, du 31 juillet 2019, disponible, consulté le 02/11/2020.

[9]Communiqué de presse de la Banque mondiale du 7 octobre 2020.

[10]  UNDP Human Development Report 2019.
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