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Tentative de main basse sur Hong Kong et l’Asie : les Chinois profitent du Coronavirus pour lancer une inquiétante offensive

Presse
26 mai 2020
Jeudi 28 mai, l’Assemblée nationale populaire (ANP) chinoise va adopter une loi visant à « sauvegarder la sécurité nationale dans la région administrative spéciale de Hongkong », quel est l’objectif de Pékin derrière la promulgation de cette loi ?

Barthélémy Courmont : Pékin cherche à criminaliser le mouvement pro-démocratie à Hong Kong, en utilisant l’argument de la sécurité nationale pour circonscrire le mouvement et interdire les regroupements. Cette loi, dont il convient de noter qu’elle est adoptée à Pékin et non par l’Exécutif hongkongais – ce qui suggère un abandon de souveraineté politique pour le territoire – est la décision la plus brutale jamais prise depuis la rétrocession de 1997. Elle fait suite à un mouvement que ni l’Exécutif pro-chinois de Hong Kong, ni Pékin, ne sont parvenus à maitriser et qui bénéficie d’un fort soutien populaire, comme en témoigne le résultat des dernières élections locales, fin 2019, et elle s’inscrit dans la continuité d’autres dispositions punitives, notamment sur le système éducatif de Hong Kong et l’interdiction de critiquer la « mère patrie ». Il s’agit là tout simplement d’une dérive autoritaire que la population de Hong Kong ne cautionne pas, et contre laquelle le mouvement notamment incarné par Joshua Wong semble déterminé à ne rien lâcher.

Pékin cherche à diviser les Hongkongais entre des manifestants assimilés à des délinquants et une population qui n’aspirerait qu’à la sécurité et au bien-être, cherchant ainsi à proposer un contrat social assez semblable à ce que les Chinois connaissent. C’est cependant une stratégie très risquée, dont les évènements ont prouvé en 2019 qu’elle est très loin d’être gagnée. D’autant que les dernières mesures risquent de mobiliser un nombre encore plus grand de manifestants, et de radicaliser la base du mouvement. En cherchant ainsi à passer en force, de manière assez grossière, Pékin prend également le risque, très grand, de s’attirer les critiques de l’extérieur. Imaginons ainsi l’utilisation de l’armée populaire de libération dans les rues de Hong Kong pour réprimer un mouvement qui porterait atteinte à la sécurité nationale – scénario auquel nous devons désormais malheureusement nous attendre: l’image de la Chine en serait très profondément affectée, et les Hongkongais, qui acceptaient dans leur ensemble une évolution en douceur vers une plus grande intégration, deviendront des opprimés. C’est un calcul politique très risqué, et l’argument selon lequel Hong Kong est en territoire chinois – ce qui ne saurait être disputé, l’accord de 1984 sur la rétrocession étant certes aussi naïf que peu visionnaire, mais il a une validité – ne suffira pas à calmer les esprits. En allant à la confrontation de la sorte, Xi Jinping prend un très grand risque politique, et le moment n’est sans doute pas idéalement choisi, ce qui semble indiquer une perte de patience du dirigeant chinois plus qu’une stratégie savamment pensée.

Emmanuel Lincot : Dans les faits avec la promulgation de cette loi, le principe de « Yi guo liang zhi » (un pays deux systèmes) est définitivement mort. Historiquement, il s’était d’abord appliqué au Tibet. Le morcellement de ce dernier et sa sinisation brutale auraient dû alerter les Britanniques dès 1984 sur le sort juridique à venir de Hong Kong. Côté chinois, Xi Jinping veut faire de la sécurisation de l’ancienne colonie britannique un cas d’exemple. Cette décision intervient au moment même où la Chine ne prévoit aucune croissance et que les tensions avec les Occidentaux vont être portées à leur point le plus haut d’incandescence. C’est un avertissement donné non seulement à Hong Kong mais aussi aux étrangers et à l’opinion chinoise de plus en plus sujette à une contestation sociale. Les conséquences de la Covid19 sont dramatiques: le nombre de chômeurs en Chine sera supérieur à celui des États-Unis. Ce sont d’abord les ouvriers et les PME qui sont le plus touchés. Mais dans les semaines à venir, ce sont des étudiants fraîchement diplômés qui vont débarquer sur le marché du travail, sans espoir de trouver un emploi. Leurs frustrations seront énormes et l’écart entre les générations, entre les régions va se creuser considérablement. Les tensions vont être énormes entre le pouvoir et la société civile. C’est à elle et contre elle que s’adresse aussi cette loi. Ou la société fait le dos rond ou elle sera réprimée férocement. L’exutoire pouvant être une aventure militaire. Le moment que nous vivons est en tout cas historique.

Taiwan a déclaré qu’elle apporterait « tout le soutien nécessaire » aux habitants de Hongkong, quelques jours après un discours de la présidente de Taïwan, appelant Pékin à « coexister avec un Taïwan démocratique ». La Chine a répondu qu’elle « ne tolérera jamais » une sécession de Taïwan, Xi Jinping est-il en train de perdre patience ?

Barthélémy Courmont : Xi Jinping n’a jamais fait preuve d’une grande patience sur la question taiwanaise, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir à Taiwan de Tsai Ing-wen en 2016. La réélection haut-la-main de Madame Tsai en janvier dernier (elle vient d’être investie pour son second mandat de quatre ans) est évidemment un échec retentissant pour Pékin, qui a cherché à faire pression sur cette élection et semble au contraire renforcer un sentiment de taiwanité qu’il sera désormais très difficile d’ignorer. La Chine est aujourd’hui un repoussoir pour les Taiwanais, et s’il n’a jamais été question dans l’île d’une quelconque unification avec le continent, ce sentiment se renforce à la lumière des développements à Hong Kong et des déclarations des dirigeants chinois sur la relation inter-détroit. Il est d’ailleurs à ce titre assez troublant de constater comme les dirigeants chinois, qui se montrent généralement habiles sur la diplomatie internationale, font preuve d’une intransigeance aussi bornée que contreproductive sur Taiwan. C’est cette intransigeance que l’on retrouve chez Xi Jinping.

Le fait est qu’après une longue période d’érosion diplomatique, le contexte est actuellement très favorable à Taiwan. D’abord une crise sanitaire admirablement gérée, avec un peu plus de 400 cas (et sans le moindre doute sur les chiffres) et 7 morts, et une habile utilisation par Taipei de sa non-participation à l’OMS (par la faute de la Chine) au moment où cette organisation est l’objet de vives critiques. On parle aussi d’une « diplomatie du masque » que Taiwan mène avec brio, se rappelant ainsi au bon souvenir de la communauté internationale. De nombreux pays (Etats-Unis, France, Canada, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon…) ont officiellement demandé à ce que Taiwan rejoigne l’OMS – déclenchant la colère de Pékin -, le Quai d’Orsay a balayé d’un trait les critiques chinoises sur le contrat d’armement liant la France à Taiwan (entretien des frégates Lafayette), et le Secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo a même félicité la présidente de Taiwan dans un tweet… Depuis les années 1990, Taiwan n’était plus habitué à tel traitement de faveur, et on peut dire que Taipei est LE grand vainqueur asiatique de la crise du Covid-19, tant d’un point de vue sanitaire que politique. Ensuite la crise à Hong Kong, que Taiwan suit de très près et dans laquelle il est même impliqué, si on remonte aux relations entre le mouvement des tournesols et celui des parapluies en 2014. Le gouvernement taiwanais est le seul qui apporte un soutien officiel aux manifestants et les connivences entre les deux entités n’ont sans doute jamais été aussi importantes depuis la rétrocession de Hong Kong en 1997. Et ce soutien va se renforcer.

La Chine a une fâcheuse tendance à sous-estimer Taiwan. Or, cette île de 23 millions d’habitants ne se contente pas de résister aux projets d’annexion de Mao Zedong depuis plus de soixante-dix ans, elle est le némésis de la Chine. Ainsi, quand Pékin affiche un soft power qui lui permet de renforcer son influence, Taiwan perd en visibilité sur la scène internationale. A l’inverse, quand la Chine s’engage dans des terrains glissants, comme place Tian Anmen en 1989 ou actuellement à Hong Kong, Taiwan regagne en influence. La solidité des institutions démocratiques taiwanaises est également sous-estimée à Pékin, tout autant que le sentiment d’appartenance à une communauté nationale, certes proche de la Chine, mais qui a ses propres caractéristiques et une identité qui ne fait pas le moindre doute. Tant que la Chine fermera les yeux sur ces réalités qu’aucun connaisseur de la région ne peut ignorer, le dialogue sera impossible. Tôt ou tard, Pékin devra admettre que Taiwan ne lui appartient pas et qu’il est dans son intérêt de coexister. Ou alors faire la guerre, et donc céder aux sirènes d’un nationalisme qui entrainera le régime chinois à sa perte. Aux dirigeants chinois de voir quel scénario est le plus souhaitable, et de renouer avec le pragmatisme qui a permis à ce pays de retrouver sa dignité et sa place dans le cercle des grandes puissances.

Emmanuel Lincot : Soyons réalistes, ni les Occidentaux ni Taiwan n’interviendront en faveur des insurgés de Hong Kong. En revanche, cette crise qui se poursuit après l’épisode de la Covid19 permet à Taïwan de se remettre en scelle sur le plan diplomatique. Les opinions européennes et américaines ont compris qu’il existait à travers elle une autre Chine. Elle est démocratique. Elle a infiniment mieux géré la pandémie qu’on ne l’a fait de l’autre côté du détroit, et sans fanfare ni trompette. Elle a offert du matériel médical et des masques lorsque la Chine les vendait, défectueux de surcroît. Bref, Taiwan est sympathique et rappelle que Hong Kong est le prolongement des valeurs qui sont les siennes et qu’elle défend. On entre ici en confrontation sur le plan idéologique avec Pékin. Mais plus fondamentalement, à Pékin à Taipei comme à Washington ou à Tokyo on constate aussi que les intérêts des grands groupes sont de moins en moins en sécurité à Hong Kong. Nombre d’entreprises occidentales ou japonaises y sont domiciliées. Or, cette insécurité est dommageable pour le business. Elle s’est installée depuis trop longtemps et est liée à une crise de l’immobilier qui a paupérisé un nombre croissant de jeunes qui se révoltent aujourd’hui. Cette dimension sociale de la crise de Hong Kong ne doit pas être sous-estimée. Et en cela, Hong Kong est aussi à l’avant-garde d’une crise immobilière systémique qui pourrait se reproduire en Occident même, dans nos grandes villes. Bref, Hong Kong est un champ de forces qui oppose démocratie et dictature mais c’est aussi un laboratoire d’observation très intéressant sur les conséquences du délitement social et de l’appauvrissement d’une population. A méditer pour nous-mêmes et peut être ce qui nous attend.

Récemment, l’on a observé de nombreuses manœuvres militaires en mer de Chine du sud, le gouvernement chinois est-il en train de profiter de la situation internationale perturbée par le coronavirus pour augmenter le contrôle qu’il exerce dans la région ? Quelle est sa stratégie ?

Barthélémy Courmont : Il est évident que l’attention des pays de la région, comme dans le reste du monde, se porte actuellement sur la gestion de la crise sanitaire plus que sur les différends maritimes en mer de Chine méridionale. Mais la stratégie de Pékin n’a pas changé avec la crise: pratiquer un état de fait dans la région, et imposer une militarisation de la zone que personne ne peut contester… à part Washington. Et c’est justement là que le moment est choisi: les Etats-Unis font face à une crise sanitaire majeure, la plus importante de leur histoire, la crise économique qui l’accompagne sera également la plus importante de l’histoire de ce pays, et la crise politique est potentiellement au rendez-vous. Les Etats-Unis n’ont pas la possibilité de répondre à l’heure actuelle aux avancées chinoises, et leur image de grande puissance infaillible est par ailleurs fortement remise en cause par la gestion catastrophique de la crise sanitaire et un Exécutif qui a perdu le contrôle. Pékin a le champ libre pour avancer ses pions en mer de Chine méridionale, et les protestations de pays comme le Vietnam n’y changeront rien.

Emmanuel Lincot : Absolument. La marine militaire chinoise est entrée dans une logique de confrontation grandissante à la faveur de cette pandémie non seulement à l’encontre des intérêts taïwanais mais aussi des navires militaires américains voire français qui croisent dans la région du détroit. Au reste, le fait que le ministre français des affaires étrangères Le Drian ait fait savoir au gouvernement chinois que les contrats d’armements signés entre la France et Taiwan d’avant 1994 seraient honorés a provoqué de très vives tensions entre Paris et Pékin. Mais ces coups de butoir provoqués par la Chine sur son flanc est se reproduit aussi dans d’autres régions périphériques tel que l’arc himalayen à l’encontre de l’Inde. Et cette radicalité devrait s’accentuer à mesure que les problèmes sociaux et les difficultés économiques traversés dans les semaines à venir par la Chine vont s’observer. Sur le plan tactique, le jeu initié par la Chine est clair. Il s’agit de neutraliser l’adversaire. Sur le plan stratégique, c’est une toute autre paire de manches. Le projet des nouvelles routes de la soie devient désormais secondaire. La Chine se replie sur son environnement proche et tandis qu’elle devrait apaiser ses relations avec ses plus proches voisins, celles-ci ne cessent de se tendre jusqu’à la rupture. Cela signifie que la maison Chine n’est plus bien tenue. Et que l’édifice se craquelle. « Un État seul n’est jamais en bonne compagnie »: ce qu’écrivait Paul Valéry vaut pour la Chine. Elle est désespérément seule dans un environnement stratégique qu’elle a elle même très largement contribué à rendre hostile. Le coût va en être terrible.
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