ANALYSES

Afghanistan : un accord de paix qui n’en était pas un ?

Interview
19 mai 2020
Le point de vue de Georges Lefeuvre


L’accord de Doha du 29 février dernier entre les talibans et Washington fixe les conditions et le calendrier du retrait des troupes américaines engagées depuis 2001 en Afghanistan, mais n’engage les talibans à aucun cessez-le-feu immédiat, ce qui explique la résurgence de leurs attaques contre l’armée afghane. Devenus incontournables, ils contribuent aussi à la gestion de lutte contre le Covid-19 dans les districts qu’ils contrôlent, avec le souci d’asseoir leur popularité. L’analyse de Georges Lefeuvre, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste de l’Afghanistan, sur la situation.

Que résulte-t-il de l’accord historique entre les États-Unis et les talibans, passé fin février ? Les troupes américaines ont-elles commencé à se retirer ?

Il n’en résulte rien de positif puisqu’aucune des dispositions de l’accord n’a pu être mise en œuvre, près de trois mois après signature. Précisons d’abord que, contrairement à ce que la presse internationale a imprudemment claironné pendant deux ans, il ne s’est jamais agi de négociations de paix – les talibans ont d’ailleurs toujours refusé d’engager un dialogue avec le Gouvernement – mais de négociations permettant le retrait des troupes américaines, sans trop laisser apparaître qu’il s’agit là d’une terrible défaite américaine et de la coalition internationale de 39 pays, après plus de 6 700 jours d’engagement militaire (plus que les engagements américains cumulés dans les deux guerres mondiales et la guerre de Corée), pour un coût total avoisinant les 1 500 milliards de dollars, dont 1 000 à charge des seuls États-Unis, davantage que le plan Marshall !

Le retrait des troupes était une promesse de campagne de Donald Trump, qu’il veut réaliser avant la prochaine présidentielle de novembre. On se souvient de sa déclaration intempestive du 23 décembre 2018, qui lui valut d’ailleurs la démission immédiate de son Secrétaire d’État à la Défense, James Mattis, selon laquelle les talibans et lui-même étaient « fatigués de cette guerre sans fin » et qu’il avait donc décidé « de ramener les gars à la maison » ! Les talibans ont immédiatement senti la faille, eux qui ne cessent d’élargir leur emprise sur le pays, district après district, alors que Trump s’avoue fatigué et très pressé de s’en aller…  À partir de ce jour, le négociateur américain Zalmay Khalilzad a perdu tout poids dans la négociation et les talibans n’ont plus bougé d’un pouce. Au départ, les Américains exigeaient un cessez-le-feu, l’engagement de négociations de paix avec le gouvernement afghan, l’assurance qu’aucun acte terroriste contre les États-Unis ne serait jamais fomenté depuis le sol afghan, et enfin, le retrait des troupes. En inversant l’ordre des choses, les talibans ont alors exigé le retrait d’abord, reléguant à plus tard la négociation d’un cessez-le-feu dans le cadre, encore assez vague à ce stade, d’un dialogue intra-afghan.

Ainsi, l’accord signé le 29 février est extraordinairement contraignant pour les Américains, sans contrepartie réelle pour les talibans. Selon les termes d’un texte très court, le Pentagone dispose de 135 jours, c’est-à-dire jusqu’à la mi-juillet, pour ramener à 8 600 soldats le contingent actuel estimé à près de 13 000 soldats. Et, prenant un engagement pour tous les pays de la coalition internationale, les États-Unis s’engagent à ce que toutes les troupes étrangères et les civils non diplomates aient quitté l’Afghanistan neuf mois et demi plus tard. Enfin, prenant encore un engagement au nom cette fois du gouvernement afghan, qui n’a pas été consulté, la partie américaine accepte le principe que 5 000 prisonniers talibans soient libérés avant le 10 mars. Le président Ashraf Ghani renâcle évidemment et les libérations se font au compte-gouttes ! Or, le texte de l’accord stipule aussi que la libération des 5 000 prisonniers talibans est la condition sine qua non et le préalable à toute négociation de paix entre talibans et les « parties » afghanes (« the Afghan sides »), sans autre précision. Le 25 mars, le gouvernement a bien proposé une liste de 21 négociateurs que les talibans se sont empressés de rejeter, arguant qu’elle n’était pas représentative de toutes les « parties » afghanes.

Si l’application des termes de l’accord reste encore longtemps impossible, les États-Unis ne se sentiront peut-être pas obligés d’honorer un autre engagement, celui de lever toutes les sanctions contre les talibans et les listes nominales de « récompenses contre capture », avant le 27 août de cette année. En revanche, le retrait des troupes américaines est déjà bien engagé. Selon le New York Times, la pression de Donald Trump est telle qu’environ 2 000 hommes ont été rapatriés avant même la signature de l’accord, et le NBC News du 27 avril rapporte que Donald Trump s’impatiente, craint que des mises en quarantaine contre le Covid-19 ralentissent le retrait, et enjoint son armée d’en accélérer le rythme. Il ne fait pratiquement aucun doute que l’engagement américain de réduire la troupe à 8 600 soldats avant la mi-juillet sera respecté, ce qui conduit d’ailleurs certains médias, dont Al Jazeera le 15 mai, à se poser la question – enfin ! – : et si le but de l’accord n’était pas la paix, mais seulement le complet désengagement de Washington, quel qu’en soit le prix, y compris l’officialisation des talibans, donc de l’Émirat islamique d’Afghanistan, comme force politique incontournable ?

Et que dire du complet blocage du pouvoir exécutif afghan depuis que le président sortant, Ashraf Ghani, et le chef exécutif de son gouvernement, Abdullah Abdullah, se disputent le pouvoir suprême et ont tous deux prêté serment en qualité de président de la République, le 9 mars, soit neuf jours après la signature de l’accord de Doha ?  Les talibans jubilent, l’État se délite à la veille du 10 mars qui devait marquer, selon les termes de l’accord, le début des négociations « intra-afghanes »… mais avec qui ?

Quatre explosions successives ont eu lieu ce 11 mai. Pourquoi cette résurgence des offensives contre la police et l’armée afghanes ?

Toutes ces explosions ne sont pas le fait des talibans. Celle contre une cérémonie funéraire a été revendiquée par Daech, ennemi juré des talibans. Quant à l’attaque horrible d’une maternité de Kaboul le 12 mai, où onze mères ont été froidement abattues, des nourrissons et des infirmières, il n’a pas été à ce jour revendiqué. Les talibans l’ont fermement condamné et ils sont en l’occurrence crédibles. Ce n’est pas leur genre de cible ni de leur intérêt à l’heure où ils s’efforcent de gagner la confiance et élargir leurs bases populaires. En revanche, compte tenu du mode opératoire et surtout du lieu, dans ce quartier de Dasht-i-Barchi peuplé de Hazaras chiites, cibles récurrentes de Daech, il est probable que ce dernier soit une fois encore l’auteur de ce massacre. C’est même sa spécialité.

Mais il y a effectivement une forte recrudescence des attaques talibanes depuis la signature de l’accord de Doha. Entre le 1er et le 10 mars, le Long War Journal a compté 147 attaques dans 27 des 35 provinces afghanes. Et cela n’a cessé depuis, aux quatre coins du pays, contre des postes militaires, à l’instar de cette dernière attaque dans le Logar, le 12 mai, où 36 soldats afghans ont été tués. Reuters signale que les attaques talibanes de terrain ont augmenté de 70 % par rapport à la même période de l’an passé, entre le 1er mars et le 13 mai.

Rien de surprenant puisque l’accord, contrairement à ce qui a été dit ou écrit par la plupart des médias, ne comporte aucune clause de cessez-le-feu. Une seule fois le mot apparaît dans le texte, à l’alinéa 4, pour dire que cette question du cessez-le-feu sera une question parmi d’autres des négociations intra-afghanes censées se tenir à partir du 10 mars.  Le seul engagement des talibans, développé sur cinq alinéas, est de rompre avec les groupes terroristes, de ne jamais attenter à la sécurité des États-Unis depuis les zones qu’ils contrôlent, et ne pas attaquer les forces américaines dans leur processus de retrait. Jusqu’à présent, ils s’y tiennent. En revanche, les talibans n’ont cessé de dire et même d’écrire sur leur site officiel Voice of Jihad, que leur jihad continuerait après la signature de l’accord et au-delà du retrait américain, jusqu’à la victoire de leur Émirat islamique sur l’actuel régime qu’ils qualifient de « marionnette de la Maison-Blanche ».

Tous ces événements ont cours en cette période de crise sanitaire due au Covid-19. De quelle manière le pays est-il touché ? Comment cela est-il géré par les autorités ?

L’Afghanistan semble encore assez peu touché par le coronavirus, avec 4 687 cas déclarés et 122 morts en date du 12 mai, pour une population d’environ 35 millions (il n’y a pas eu de recensement depuis 1976), mais le système de santé publique n’est sans doute pas assez solide pour établir des statistiques fiables et surtout une réponse sanitaire à la hauteur du risque… Dès que la pandémie a explosé en Iran, plusieurs milliers d’Afghans réfugiés sont rentrés au pays. L’administration afghane, un peu débordée, a cependant fait de son mieux pour tester le plus grand nombre possible d’arrivants.

Les talibans ont joué un rôle non négligeable dans la lutte contre la pandémie. Ils ont été plus rapides que les autorités sanitaires, au moins dans les districts qu’ils contrôlent, à alerter la population, distribuer des masques, et organiser le confinement au point de demander à la population de ne plus fréquenter les mosquées, mais de prier à la maison. La gestion du Covid-19 peut être un outil de « câlinothérapie ». Il y en a d’autres, comme la nomination d’un Hazara chiite, Mawlawi Mahdi, au rang de chef de district du gouvernorat taliban de Sar-i-Pul (nomination qui tend à exonérer les talibans de l’attaque contre les mères hazaras de la maternité d’un quartier ouest de Kaboul).
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