ANALYSES

Après la mort d’Al-Baghdadi, quel futur pour l’État islamique ?

Interview
31 octobre 2019
Le point de vue de Didier Billion


La mort d’Al-Baghdadi, chef de Daech, a été annoncée par Donald Trump. Personnage mystérieux aux apparitions erratiques, comment sa mort va-t-elle impacter l’organisation terroriste ? Le point de vue de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

Que représente la mort d’Al-Baghdadi pour l’organisation État islamique ? Avait-il un poids conséquent sur l’organisation ? Sera-t-il facilement remplacé ?

Tout ne se réduit pas à la mort d’Al-Baghdadi. L’État islamique, sous sa forme actuelle, ou sous d’autres qu’il pourrait prendre, continuera à agir et à organiser attentats et actions militaires, mais il serait évidemment erroné de sous-estimer cette séquence très particulière que constitue l’élimination d’un chef de premier plan d’une organisation terroriste. Le fait que cet homme, qui était recherché par de nombreux services de renseignement internationaux, ait été débusqué dans sa cachette et éliminé n’est pas simplement un accident de parcours, même si les logiques et processus militaires à l’œuvre sont beaucoup plus importants que la destinée d’un homme seul. Mais c’était le chef et, dans ce type d’organisation, le culte du chef constitue un paramètre essentiel. La disparition de la figure charismatique qu’il avait réussi à construire aura donc un impact négatif pour ses affidés.

Il faut comprendre qu’au sein de Daech, Al-Baghdadi avait acquis un rôle de fédérateur entre les différentes composantes, non seulement en Irak et en Syrie, mais aussi à travers le monde. Nous savons qu’il y a des franchises de Daech dans de nombreux pays et que les logiques à l’œuvre dans chacun d’entre eux sont stato-centrées et éventuellement contradictoires. La présence d’un homme comme Al-Baghdadi était donc essentielle par ce qu’il représentait, en tant que fédérateur de ces différents groupes. Il avait, en d’autres termes, une fonction de maintien de la cohésion de l’organisation.

La question qui se pose est celle du nom de son successeur, dont on peut aisément supposer qu’il l’avait désigné de son vivant. Celui-ci aura la difficile tâche d’imposer sa légitimité dans les semaines et les mois à venir. Qui sera-t-il et sera-t-il en mesure de prendre, de manière efficace, le relais d’Al-Baghdadi ? La question n’est pas tranchée.

Dernier élément, le mode de fonctionnement de Daech est marqué du sceau de la clandestinité et donc très compartimenté. Il était ainsi remarquable qu’Al-Baghdadi ait eu aussi peu d’apparitions publiques : il y eut le fameux discours en juillet 2014 après la prise de Mossoul et depuis on ne l’avait pas revu en vidéo, à l’exception du printemps 2019 au moment de la chute de Baghouz, dernier centre urbain tenu par Daech. Il se contentait de diffuser des enregistrements audios à un rythme annuel. Ce mode de fonctionnement est assez singulier, étant totalement différent de celui d’Al-Qaïda : on se souvient en effet que Ben Laden prononçait de nombreux commentaires et les médiatisait. En ce sens, sa disparition aura des conséquences plus diffuses que celles de Ben Laden.

Ainsi, Al-Baghdadi possédait une importance centrale dans la cohésion interne de Daech, mais, si sa perte est en tant que telle un coup réel porté à l’organisation, elle ne met pas en péril sa pérennité.

Quelle est à ce jour la capacité de recomposition de l’organisation, aussi bien au Levant que dans le reste du monde ?

Le terme « recomposition » est approprié. De rudes coups militaires ont été portés contre Daech. Ses places fortes, c’est-à-dire les deux « capitales » — Mossoul en Irak et Raqqa en Syrie — ont été reconquises par la coalition sous égide étatsunienne avec le concours actif des milices kurdes. L’organisation a-t-elle pour autant été significativement désorganisée ? Je ne le pense pas, même si elle l’a été partiellement. On a beaucoup parlé des cellules dormantes, qui sont une réalité. La plupart des combattants de Daech sont disciplinés et, au vu du bilan qu’ils ont tiré de leurs défaites militaires, ils ont préféré rentrer dans la clandestinité afin de préserver le noyau de l’appareil, de façon à pouvoir le réactiver le jour où ils jugeront nécessaire de le faire.

La mort d’Al-Baghdadi n’affecte pas en tant que telle la capacité de l’organisation à survivre dans la clandestinité, ni au Levant ni à travers le monde. Dans les autres parties du monde, où existent des organisations « labellisées » Daech, il y a des dynamiques nationales qui alimentent la pérennité de ces groupes et leur capacité de recrutement. Que ce soit au Sahel, en Libye, en Égypte, dans le Caucase ou en Asie centrale, ce n’est pas la mort d’Al-Baghdadi qui va modifier radicalement les modes de recrutement et de fonctionnement. Ce qui pourrait éventuellement changer, ce sont les dénominations des groupes, mais sans pour autant modifier les dynamiques de fond.

Au Levant par exemple, les causes profondes qui ont prévalu à l’émergence de Daech – le fait que les membres des communautés sunnites en Irak et en Syrie soient exclus des cercles du pouvoir et même considérés comme des individus de seconde zone dans les milieux économiques et politiques – ont permis à Daech de massivement recruter des militants, qui se voyaient sans avenir et marginalisés dans leur propre société. Ces causes n’ont aucunement été réglées ni en Irak ni en Syrie et, les mêmes causes produisant souvent les mêmes effets, il n’y a pas de raison que ces situations sociales inégalitaires ne se résolvent à court terme et donc que Daech, sous cette forme ou sous une autre, ne cesse d’exister.

Comment interpréter une telle opération de la part des États-Unis tandis que Donald Trump annonçait un retrait de Syrie il y a quelques semaines ?

Il y a plusieurs hypothèses qui sont émises çà et là, mais il faut se garder de procéder à des constructions a posteriori, qui pourraient relever du complotisme, en considérant sans preuve que telle ou telle structure ou puissance aurait donné Al-Baghdadi.

Certains émettent ainsi l’hypothèse que la Turquie aurait pu dénoncer Al-Baghdadi, car il a été localisé dans la région d’Idlib où les Turcs, dans le cadre du processus d’Astana, sont théoriquement en charge d’assurer la sécurité. D’autres considèrent que ce sont des milices kurdes qui auraient pu le dénoncer, pour se venger de la défaite militaire et politique qu’ils ont subie en Syrie ces derniers jours. Mais ces suppositions relèvent plus de supputations fantasmatiques que d’éléments avérés.

Il y a cependant une autre hypothèse à évoquer, avec toutes les précautions d’usage. Nous savons que dans la région d’Idlib, Daech est très minoritaire et que c’est le groupe Hayat Tahrir al-Cham qui est majoritaire et la dirige. Ce groupe djihadiste concurrent pouvait ainsi probablement connaître la présence d’Al-Baghdadi, or nous savons que désormais, après la défaite des milices kurdes liées au PYD, Idlib est la dernière poche qui résiste à la reconquête par l’armée loyaliste de Bachar al-Assad. Hayat Tahrir al-Cham, comprenant parfaitement que le rapport de force lui est désormais totalement défavorable, peut donc avoir dénoncé Al-Baghdadi en échange d’une baisse de l’intensité des bombardements qui le frappent depuis des semaines. Ce scénario n’est pas aberrant, mais ce n’est à ce stade qu’une hypothèse.

Du point de vue de Donald Trump, il n’y a pas de contradiction entre sa décision de rapatrier les forces spéciales américaines et de donner un gage à son opinion publique, et quel meilleur gage que d’éliminer le chef des terroristes. Il prend désormais ses décisions de politique étrangère uniquement en fonction de son agenda de politique intérieure entièrement tendu vers l’élection présidentielle. Sa conférence de presse pour annoncer officiellement la nouvelle de l’élimination d’Al-Baghdadi a été pitoyable et dangereuse. Il l’a fait dans des termes inutilement humiliants en le traitant de « chien », ce qui a une signification résonnante et particulièrement méprisante dans le monde musulman. Tout cela ne concourt pas à la baisse des tensions et l’esprit de vengeance, qui anime bon nombre des partisans d’Al-Baghdadi, n’en sera que renforcé par les éléments de langage totalement inadaptés de Donald Trump.
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