ANALYSES

Soudan, Algérie, Égypte, Irak… Révoltes arabes : quelques remarques sur la nouvelle séquence en cours

Tribune
15 octobre 2019


Près de neuf ans après les débuts de l’onde de choc politique qui s’était répandue à une vitesse fulgurante dans les mondes arabes à partir de l’épicentre tunisien, il apparaît que l’année 2019 ouvre une nouvelle étape de la séquence ouverte en 2010. Les révoltes citoyennes au Soudan, en Algérie, en Égypte et maintenant en Irak le rappellent sans ambages.

On se souvient qu’après l’abondant usage du terme de « printemps », il fut, au cours des dernières années, de bon ton d’évoquer les « hivers arabes ». La conjoncture politique actuelle indique pourtant que les métaphores météorologiques ne parviennent décidément pas à rendre compte de processus sociaux qui, par essence, ne peuvent être ni linéaires ni être réduits à des raisonnements binaires.

Le nouvel élan auquel nous assistons depuis plusieurs mois – après, il est vrai, l’amorce d’un véritable reflux politique en 2013, qui persiste dans plusieurs pays (Syrie, Libye, Yémen, Bahreïn, etc.) –, confirme que les mouvements révolutionnaires de 2011 ne constituaient pas de brèves phases d’espoir de démocratisation sans lendemain ; ils incarnaient, en réalité, la phase initiale de processus de long terme alimentés par la crise structurelle, sociale et politique, des États de la région. D’autant qu’en dépit du moment de réaction qui se cristallise en 2013, les contestations sociale et politique n’ont jamais véritablement cessé, et que des mouvements de colère localisés n’ont cessé d’éclater en Irak, en Jordanie, en Tunisie, au Maroc, en Jordanie, etc. La résurgence de processus révolutionnaires appelle alors quelques remarques susceptibles de mieux les saisir dans leur complexité.

Si les mêmes causes fondamentales permettent de saisir l’origine des mouvements en cours, nous pouvons constater, une fois de plus, la diversité de leurs déclinaisons. Les causes directement politiques, comme en Algérie, constituent parfois le facteur déclenchant. Ailleurs, ce sont plus directement des causes économiques, comme en Égypte et en Irak, ou une combinaison des deux niveaux, comme au Soudan. Bien sûr, ces distinctions sont en partie artificielles, tant ces nouvelles vagues de révolte procèdent des mêmes aspirations : justice sociale, libertés démocratiques, dignité sont en effet partout revendiquées avec force, comme elles l’avaient été il y a près de neuf ans.

Il est frappant de constater que les régimes en place, à l’instar de ce qui s’était passé en 2011 là encore, réagissent trop peu et trop tard face aux aspirations de leur propre peuple, exprimant leur incompréhension des dynamiques en cours et la méconnaissance de la société réelle de leur pays. Tentant de colmater les brèches en concédant quelques maigres réformes qui ont pour but de préserver l’essentiel de leurs prérogatives, le compte n’y est pourtant pas. Si cela peut contribuer dans certains cas à différer les affrontements, comme en Algérie et au Soudan, ces concessions ne sont néanmoins pas en mesure de répondre à la radicalité des revendications exprimées. Ainsi le jugement ou l’internement de responsables politiques et/ou économiques – Abdelaziz Bouteflika et son clan en Algérie, Omar El-Bechir et ses proches au Soudan – font certes sauter des fusibles, mais ne remettent pas en cause les véritables responsabilités.

C’est pourquoi les appareils sécuritaires, notamment les institutions militaires, sont partout au premier rang et assument leur fonction contre-révolutionnaire. Se confirme alors la fragilité structurelle des États arabes, en bonne partie due à leur manque de profondeur historique, et en partie compensée par la longévité et la personnalisation des pouvoirs personnels en place, ainsi que la perpétuation de régimes autoritaires et dictatoriaux pourtant usés à la corde. Les armées, corrompues et passablement intégrées au système de production, constituent de ce point de vue l’ultime rempart de la défense desdits systèmes, avec certes des nuances selon les pays concernés : en Algérie et au Soudan, l’armée peut ainsi sacrifier la tête du régime pour préserver l’essentiel, exactement comme en Égypte en 2011 lorsqu’Hosni Moubarak avait été lâché par les siens.

Sur un autre pan de l’échiquier politique, les forces de l’islam politique, et tout particulièrement la mouvance des Frères musulmans, souvent présentées comme les seules forces de contestation organisées susceptible de se substituer aux pouvoirs en place, méritent une analyse beaucoup plus nuancée. En Algérie et en Égypte, pour des raisons liées à l’histoire récente – très affaiblies par les conséquences de la décennie noire puis pour partie récupérées et intégrées au système en Algérie, principale cible d’une impitoyable répression en Égypte –, les organisations se réclamant de l’islam politique ne sont pas, à ce stade, en situation de peser sur le cours des événements. Ils le peuvent encore moins au Soudan, largement associés qu’ils ont été au pouvoir d’Omar El-Bechir depuis 1989. Un analyste comme Gilbert Achcar n’hésite ainsi pas à parler de ce dernier comme d’un Morsisi, combinant les caractéristiques d’une dictature militaire comme celle d’Abdel Fattah al-Sissi et d’un régime dirigé par les Frères musulmans, à l’image de celui de Mohamed Morsi[1]. En Irak, ce sont, a contrario, des forces se réclamant d’un chiisme mâtiné de nationalisme, principalement incarné par Moqtada Al-Sadr, qui peuvent hypothétiquement capter le mouvement de protestation. La conclusion de ces quelques observations est que n’existe décidément pas une sorte d’« internationale verte » qui serait à la manœuvre dans les mondes arabes et susceptible de prendre la tête des mouvements de contestation.

Le principal défi qui resurgit et qui n’est pas réglé est celui de l’organisation. Si le « dégagisme » à l’œuvre est un puissant indicateur de la rage sociale qui émane de ces sociétés, il n’est pour autant pas en tant que tel suffisant pour mener à des victoires significatives contre des pouvoirs pourtant rejetés par de larges pans de la société. Comme la vapeur a besoin d’être concentrée dans un tube pour posséder une force motrice, les mouvements sociaux ont, en effet, besoin d’organisation pour pouvoir radicalement changer les systèmes en place. C’est pourquoi il faut suivre avec attention les évolutions au Soudan et en Irak, qui possèdent des structures associatives ou partisanes organisées susceptibles d’être forces de proposition, contrairement à la situation qui prévaut aujourd’hui en Algérie et en Égypte.

Enfin, ne sous-estimons pas le fait que les phénomènes de contestation à l’œuvre, parce qu’ils s’inscrivent systématiquement dans un cadre national, contribuent à l’homogénéisation et au renforcement des États-nations. La remise en cause des régimes ne signifie pas celle des États, bien au contraire. C’est notamment le patriotisme des citoyens qui les pousse à se mobiliser contre les autocrates prébendiers pratiquant le népotisme à grande échelle. Pour autant, l’altération, parfois la nécrose, de nombreux appareils étatiques parviennent, dans certains cas, à transformer des liens d’appartenance nationaux en liens d’allégeances communautaires exclusifs, contradictoires avec un processus de démocratisation. La grande question qui se pose alors est celle de l’ouverture du champ politique et de l’instauration de systèmes pluralistes. Les multiples échecs des révoltes initiées en 2010-2011 démontrent à l’envi que les obstacles sont nombreux et que les régimes en place sont prêts à utiliser tous les moyens, y compris les plus violents, pour sauver leurs privilèges. C’est pourquoi les processus de transitions sont infiniment problématiques. Pour autant, ils sont désormais envisageables parce que les États-nations constituent le cadre potentiel dans lequel il est, à terme, possible de les mettre en œuvre.

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[1] Gilbert Achcar, « La chute de l’autocrate Omar El-Bechir », Inprecor, n°662-663, avril-mai 2019.
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