ANALYSES

Où va la Turquie ? Les enjeux de politique intérieure (1/2)

Tribune
19 juin 2019


La séquence politique que traverse la Turquie condense les multiples contradictions qui assaillent le pays et qu’aucune force politique ne semble en situation de résoudre.

C’est bien sûr la question du résultat des élections municipales de mars 2019 à Istanbul qui a cristallisé les derniers commentaires. Nous savons en effet que, à la suite d’une décision du Haut conseil électoral prise sous forte pression politique du gouvernement, l’élection du nouveau maire du grand Istanbul, Ekrem Imamoğlu, investi par la principale formation d’opposition, le kémaliste Parti républicain du peuple (CHP), a été purement et simplement annulée. L’affaire est d’importance puisqu’Istanbul, outre sa charge symbolique, possède un poids économique et financier tel qu’elle relègue toutes les autres dans une catégorie moindre. Berceau et vecteur de son ascension politique, Recep Tayyip Erdoğan ne peut visiblement imaginer un seul instant perdre cette ville qu’il a conquise en 1994 et dont on sait qu’elle est, par ailleurs, source de conséquents revenus financiers qui furent la base matérielle de l’ascension du Parti de la justice et du développement (AKP). Le budget de la ville, incluant ceux de la Compagnie des transports publics et de l’Administration des eaux, s’élèverait en effet à près de 6 milliards d’euros, ce qui aiguise nombre d’appétits.

Au-delà des manœuvres politiques, exécrables, à l’œuvre à Istanbul, on ne peut pas pour autant considérer que l’AKP est contraint, d’une manière plus générale, à une posture défensive. Si des phénomènes d’affaiblissement sont perceptibles dans plusieurs centres urbains – l’AKP perd quinze villes, dont sept au profit de son allié le Parti d’action nationaliste (MHP, extrême droite) et huit au profit du CHP –, le parti recueille encore plus de 44 % des suffrages exprimés au niveau national et reste, de loin, le premier parti de Turquie, après presque dix-huit années d’exercice du pouvoir. En outre, le bloc AKP-MHP atteint près de 52 % des suffrages exprimés, ce qui constitue une baisse très marginale par rapport aux élections présidentielles et législatives de 2018 (respectivement 52,6 % et 53,66 % des suffrages exprimés).

La dégradation de la situation économique qui affecte le niveau de vie d’une partie de l’électorat de l’AKP, la violence des attaques portées contre les partis d’opposition sans cesse accusés d’être complices des terroristes – entendre par ce terme le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), les partisans de Fethullah Gülen et tous ceux qui veulent, par extension et selon Recep Tayyip Erdoğan, détruire la nation turque –, la dramatisation des enjeux du scrutin – pour le président turc, il s’agit ni plus ni moins de la survie de la nation – et enfin les manœuvres politico-judiciaires à Istanbul aiguisent les interrogations, ainsi que les ambitions, certes encore très minoritaires, d’une partie des cadres de l’AKP. Aussi des rumeurs persistantes laissent-elles entrevoir la création de deux nouveaux partis, l’un à l’initiative d’Ahmet Davutoğlu, ancien ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre de Recep Tayyip Erdoğan, l’autre à l’instigation d’Ali Babacan, ancien ministre de l’Économie et négociateur en chef pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, soutenu par Abdullah Gül, ancien président de la République. Il s’agirait pour ces deux partis en formation d’en revenir à la ligne initiale de l’AKP, celle qui avait fondé ses premiers succès. Nous verrons si ces initiatives se concrétisent et, surtout, si elles parviennent à s’affirmer sur l’échiquier politique turc. Si rien n’est moins sûr à ce stade, elles indiquent cependant que l’AKP n’est plus en situation de conquête triomphante et qu’il risque de voir son capital électoral s’éroder dans la période à venir. Il faut néanmoins garder en mémoire que Recep Tayyip Erdoğan contrôle l’appareil du parti d’une main de fer et que nous sommes désormais dans une séquence sans échéance électorale d’ici 2023, ce qui lui laisse, par hypothèse, le temps de régler ces difficultés. Toutefois, c’est bien sa capacité à relancer la croissance économique qui sera décisive pour son avenir politique.

Pour ce qui concerne les partis de l’opposition, plusieurs remarques s’imposent. Le CHP et le Bon parti (IP, centre droit, issu d’une scission du MHP en 2017) ont reconduit leur partenariat initialement scellé en 2018 sous le nom d’Alliance de la nation. Chaque parti constitutif pouvait ainsi participer au scrutin municipal sous son propre drapeau dans la plupart des villes et districts, mais un seul candidat de l’Alliance était en lice dans les métropoles ou dans les villes jugées essentielles contre le candidat de l’Alliance populaire réunissant l’AKP et le MHP.

Le CHP arrive nationalement en deuxième position avec environ 30 % des suffrages exprimés, ce qui constitue son niveau électoral haut, mais n’indique pas un élargissement de sa base sociale et électorale. Bien sûr, les conditions particulièrement tendues dans lesquelles se sont tenues les élections et la nette disproportion de l’accès aux médias, en large partie contrôlés par des groupes liés au pouvoir, ne lui ont guère facilité la tâche. S’il a démontré sa capacité à mener une campagne mesurée, contrastant avec l’agressivité des partisans de Recep Tayyip Erdoğan, on peut constater la difficulté de ce parti à incarner à ce jour une véritable alternative. Il a néanmoins réussi à conforter son implantation dans les villes méditerranéenne et égéenne. Son partenaire, l’IP, n’est, pour sa part, pas parvenu à conquérir de ville significative, mais il constitue un appoint indispensable au CHP pour s’assurer les victoires évoquées précédemment.

Quant au Parti démocratique des peuples (HDP), son tropisme kurdiste ne l’a pas empêché de confirmer son inscription de plain-pied dans le jeu politique national, en dépit d’une répression qui continue à s’abattre contre ses militants et ses dirigeants. Sans être formellement membre de l’alliance de l’opposition, il a illustré sa maturité politique en faisant le choix de ne pas présenter de candidats dans les grandes villes de l’Ouest du pays et en appelant à tout faire pour battre les candidats de l’AKP-MHP. A contrario, il a présenté des candidats dans les régions kurdes pour tenter de reconquérir les villes qu’il avait gagnées il y a cinq années et dont il avait ensuite été arbitrairement exclu. En effet, après les élections municipales de 2014, alors que 102 mairies avaient été conquises par le HDP, 96 maires accusés d’entretenir des liens avec le PKK furent graduellement destitués et remplacés par des administrateurs nommés par l’État. Les élections municipales du 31 mars 2019 ont permis à 58 maires du HDP d’être élus, mais, à leur tour, immédiatement menacés par le président de la République et son ministre de l’Intérieur d’être destitués.

Bien que difficile à mesurer, il est probable que de nombreux électeurs du HDP aient conçu de fortes réticences à appliquer les consignes de vote en faveur d’une alliance dont les composantes, le CHP comme l’IP, sont profondément marquées par un cours nationaliste turc qui ne laisse que bien peu d’ouverture aux revendications et aux aspirations kurdistes. C’est pour cette raison que le charismatique Selahattin Demirtas, ancien coprésident du HDP emprisonné depuis novembre 2016, a fait savoir deux jours avant le scrutin, par l’intermédiaire de ses avocats, l’importance de battre les candidats du pouvoir.

Au vu de ce bref panorama, plusieurs remarques s’imposent :

  • les rapports de forces fondamentaux qui structurent l’échiquier politique turc ne se sont pas véritablement modifiés ;

  • chaque alliance et regroupement est traversé de tensions contradictoires que seuls les intérêts électoraux de circonstance permettent, à ce jour, de juguler ;

  • l’AKP continue de dominer la scène politique, mais les effets des fortes tensions économiques ne manqueront pas d’accélérer les processus d’affaiblissement de ses bases sociale et électorale ;

  • une fois les résultats du nouveau scrutin d’Istanbul connus, le 23 juin, s’ouvrira une longue période sans élection, théoriquement jusqu’en 2023, éventuellement propice à la mise en œuvre de processus de recomposition.


Les oppositions sont face à de lourdes responsabilités qui les obligeront à la redéfinition de leurs logiciels politiques si elles veulent parvenir à incarner une alternative crédible. C’est évidemment plus facile à énoncer qu’à réaliser dans le cadre d’un régime présidentialiste à la main de Recep Tayyip Erdoğan et au sein duquel les libertés démocratiques fondamentales et l’État de droit sont désormais de plus en plus systématiquement bafoués. Pour autant, les dernières élections, en dépit des manœuvres à l’œuvre, confirment que les citoyens turcs parviennent à saisir toutes les occasions pour faire valoir leurs opinions et leurs aspirations, ce qui au passage rend peu pertinente la qualification du régime politique turc de dictature.

Deux principaux défis, la question sociale et la question nationale, doivent être pris à bras-le-corps par les différentes composantes de l’opposition. La dégradation préoccupante de la situation économique affecte désormais le niveau de vie de la plupart des citoyens turcs et contribue à accroître les disparités sociales. Le pays se trouve certes soumis aux pressions et décisions financières de l’administration Trump, mais il s’agit en réalité beaucoup plus fondamentalement de problèmes structurels nécessitant de profondes réformes pour non seulement réorganiser l’économie, mais surtout, redéfinir les axes de son modèle de développement. La question nationale ensuite, qui se concentre sur le dossier kurde et requiert une rupture radicale avec les moyens utilisés et le cours sécuritaire qui prévaut depuis des années. Un sursaut s’impose qui consisterait, dans une première phase, à revenir à la table des négociations avec les nationalistes kurdes, comme ce fut le cas entre fin 2012 et mi-2015.

C’est, a minima, au prix de ces deux conditions que les oppositions, ou partie d’entre elles, parviendront à constituer une alternative au gouvernement actuel, ce dernier empêchant de plus en plus, par ses choix et ses méthodes, la Turquie de s’affirmer comme une puissance incontournable.




Lire la deuxième partie de l’article : « Où va la Turquie ? Les enjeux de politique extérieure »
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