ANALYSES

Chaos libyen : une issue est-elle possible ?

Interview
10 mai 2019
Le point de vue de Brahim Oumansour


À Tripoli, les troupes du général Haftar tentent de mettre à bas le gouvernement reconnu par la communauté internationale, déstabilisant davantage un pays déjà fracturé. Cette lutte risque de plonger une nouvelle fois la Libye dans le chaos, opposant Est et Ouest. Quelles sont les issues possibles de ce conflit ? Éclairage par Brahim Oumansour, chercheur associé à l’IRIS.

Le général Khalifa Haftar a lancé son offensive contre le Gouvernement d’union nationale (GNA) le 4 avril dernier pour prendre le contrôle de Tripoli. Dans un contexte de menace terroriste et de fragmentation du pays entre différentes milices, y a-t-il des perspectives de négociations entre les deux camps ?

Poursuivre les négociations pour trouver une solution politique est la meilleure issue pour apaiser les tensions et aboutir à une réconciliation. Or, le coup de force de Haftar contre le Gouvernement d’union nationale (GNA) risque d’attiser les tensions et d’induire l’escalade de la violence et de faire ainsi voler en éclats le processus de paix. L’escalade des tensions générée par l’offensive de l’Armée nationale libyenne sur Tripoli éloigne encore plus les factions de la table des négociations, car elle radicalise les positions et augmente la méfiance entre les acteurs, notamment envers le Maréchal Haftar. D’ailleurs, cette offensive a conduit au report par l’ONU de la Conférence nationale qui devait avoir lieu du 14 au 16 avril dernier dans la ville libyenne Ghadamès, et qui prévoyait d’ouvrir la voie à l’organisation des élections présidentielles et législatives.

Le rapport de force que prône Haftar ne peut conduire, malheureusement, qu’à perpétuer la guerre civile entre différentes milices avec les conséquences dramatiques et les victimes collatérales qu’elle engendre.

La communauté internationale soutient le GNA de Fayez al-Sarraj, mais la France soutient le général de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL). Pourquoi un tel positionnement ?

Le positionnement de la France vis-à-vis de Haftar est ambigu pour ne pas dire contradictoire. Paris soutient la feuille de route de l’ONU qui privilégie la réconciliation politique nationale et reconnaît le GNA comme seul gouvernement légitime, mais appuie en même temps Haftar qui remet en cause l’autorité du GNA et visiblement vise à l’anéantir.

Dans un contexte de menace terroriste, d’une part, et de la fragmentation du pays en plusieurs milices et d’absence de signes de réconciliation entre l’Est et l’Ouest, d’autre part, le Maréchal Haftar séduit par la perspective sécuritaire qu’il prône via son armée des pays privilégiant un retour à l’ordre par un homme fort capable de contrôler et d’unifier militairement la Libye. Par l’actuelle offensive sur le sud libyen et ensuite sur Tripoli, Haftar entend convaincre de sa capacité d’imposer son autorité sur le territoire national.

Parier sur un tel scénario est pourtant illusoire. D’abord, contrairement à l’objectif visé, l’assaut de Haftar a renforcé le bras armé du GNA en encourageant les différentes milices de l’Ouest à unifier leurs forces face à un ennemi commun. Ensuite, derrière l’unité de façade qu’affiche Khalifa Haftar de son armée se cache des divergences de tailles et des tensions qui fragilisent énormément l’ANL. À l’instar de la place prépondérante au sein de l’ANL des salafistes madkhalistes – courant ultra-rigoriste – qui risquent la défection ou de pousser d’autres milices et tribus au retournement d’alliances.

Renforcer la coordination des acteurs régionaux et internationaux est indispensable pour soutenir un projet commun et cohérent capable de conduire le pays à la réconciliation nationale. La feuille de route engagée par le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, Ghassan Salamé, est la seule voie possible pour sortir la Libye de la crise et instaurer la paix et l’ordre sur le long terme.

Certaines milices libyennes, soutiens du GNA, sont financées par des puissances étrangères. Quelles sont les conséquences régionales de cette nouvelle guerre civile en Libye ? Risque-t-on une crise comparable à la Syrie ?

En effet, si l’ANL est soutenue par les Émirats arabes unis, l’Arabie Saoudite, l’Égypte et de manière moins engagée la France, les milices pro-GNA bénéficient, à leur tour, de soutien des puissances étrangères, principalement turc et qatari. La concurrence d’influence des acteurs régionaux risque d’embraser le pays avec le danger de causer des dommages collatéraux : dégradation de la situation sécuritaire et augmentation du nombre des victimes ; affluence de nouvelles vagues de flux migratoires issues notamment des pays subsahariens ; ancrage d’Al-Qaïda et de l’EI (État islamique) en Libye à travers de nouvelles affiliations des milices locales jusque-là imperméables au terrorisme international. La recrudescence de la violence en Libye menace directement la stabilité des pays voisins, subsahariens et maghrébins, dont l’Algérie et la Tunisie déjà fragilisées par les crises politiques qu’ils traversent.  Le positionnement de Paris vis-à-vis de Haftar dans la crise libyenne est aussi source de crispations entre la France et l’Italie, et cela risque d’accentuer les divergences au sein de l’UE et d’en réduire son poids et son rôle en faveur d’autres puissances régionales et internationales.

Oui, la logique concurrentielle des acteurs régionaux pourrait briser la voie du dialogue et pousser les Libyens à entrer dans une logique purement militaire, comparable à la Syrie, dans laquelle seul le rapport de force déterminera l’issue de la crise, avec les conséquences dramatiques qu’on connaît sur le plan humain et sécuritaire.
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