ANALYSES

Maroc : l’agriculture comme levier de développement national et international

Interview
11 février 2019
Le point de vue de Sébastien Abis


Pilier essentiel de l’économie et de la société marocaine, l’agriculture reste une priorité politique pour le pays et participe au développement de ses relations avec le reste du continent, notamment grâce au Plan Maroc Vert mis en place en 2008. Le point avec Sébastien Abis, directeur du Club Demeter, chercheur associé à l’IRIS.

L’agriculture est-elle une priorité politique pour le Maroc ?

Oui, comme dans la plupart des pays du monde ! L’agriculture a toujours constitué un pilier essentiel de l’économie et de la société de ce pays. Après l’indépendance en 1956, le Maroc l’a placée au cœur du développement national. Sans entrer dans les détails et même si tout n’a pas été réussi, le Royaume du Maroc a conduit une politique agricole ambitieuse pendant près d’un demi-siècle en devant tenir compte des contraintes naturelles de son territoire et des transformations socio-économiques profondes du pays.

Plus récemment, le contexte global a redonné toute son acuité aux politiques agricoles dans le pays. Au milieu de la décennie 2000, les marchés alimentaires mondiaux se sont tendus et les prix ont connu une période haussière. Cette situation a engendré un coût significatif pour des pays – comme le Maroc – dont la sécurité alimentaire passe en partie par des approvisionnements internationaux pour couvrir les besoins. Rappelons que l’alimentation pèse encore pour moitié dans le budget moyen des ménages : toute inflation suscite la plus grande vigilance des consommateurs comme des autorités. C’est en particulier le cas pour certaines denrées. Le Maroc est un grand acheteur de céréales et les variations de prix sur ces matières premières sont observées à la loupe. La crise alimentaire mondiale de 2007-2008 a rappelé au Maroc la nécessité de porter une attention à l’agriculture et de maintenir ce secteur au rang de priorité nationale.

Il y a donc eu un virage amorcé à cette époque ?

Le Maroc, comme beaucoup d’autres États, a compris que le XXIe siècle pourrait être traversé par des vents violents sur la scène agricole mondiale, compte tenu du défi alimentaire et des instabilités politiques. Sa sécurité alimentaire devait passer par une combinaison habile et maîtrisée de productions locales et de compléments indispensables achetés à l’international, car on ne peut produire de tout au Maroc. En parallèle, il fallait dans le Royaume renforcer l’inclusion des populations rurales dans la croissance et combler plusieurs retards de développement qui frappaient encore les régions intérieures et agricoles. Ce défi a été identifié parmi les grands points à traiter à l’issue de l’exercice d’évaluation conduit pour le cinquantenaire de l’indépendance en 2006.

Toutes ces dynamiques se sont traduites par le lancement du Plan Maroc Vert (PMV) en 2008. Cette stratégie de long terme, qui peut compter sur le soutien appuyé du Roi Mohammed VI, vise à moderniser l’agriculture et à développer les zones rurales. Pour ce faire, le PMV repose sur deux piliers distincts, mais complémentaires : les exploitations capitalistiques et tournées vers l’export (premier pilier à haute valeur ajoutée et à vocation économique principalement) ; l’accompagnement solidaire de la petite agriculture (second pilier à vocation plus sociale). Ce plan ambitionnait d’atteindre trois objectifs pour 2020 : le doublement du PIB et du revenu agricoles, la création de 1,5 million d’emplois dans le secteur.

Quel bilan peut-on tirer de ce Plan dix ans plus tard ?

Au Maroc, l’agriculture représente aujourd’hui 20% du PIB et un moteur clef de la croissance, 40% de l’emploi total (80% en zones rurales) et assure un revenu direct ou indirect à 15 millions de personnes (soit plus de 40% de la population du Royaume). Le PMV a célébré ses dix ans en 2018 et repose toujours sur un principe directeur : le pays doit produire tout ce qui lui est possible et importer tout ce qui est nécessaire. Le Maroc peut exporter et importer en fonction des filières et des productions. Il cherche à produire plus (la population augmente, les opportunités à l’export aussi), à produire mieux (réduction de l’empreinte environnementale des activités agricoles et optimisation de la qualité des aliments) et à produire avec stabilité (réduire l’exposition aux chocs météorologiques et à la sécheresse notamment). Cette ambition stratégique est au cœur du PMV depuis dix ans.

En octobre 2018, le ministre de l’Agriculture du Maroc a indiqué que le PIB agricole du pays avait augmenté de 5,25% par an en moyenne au cours de la décennie écoulée. C’est bien plus que la croissance du PIB (3% en moyenne) sur la même période. Dans le même temps, la valeur des exportations a doublé bien que la balance alimentaire reste malgré tout déficitaire. Toutefois, des volumes considérables demeurent importés en dépit des records de production des céréales. Par ailleurs, le PMV a permis l’agrégation, c’est-à-dire le regroupement d’agriculteurs et leur organisation dans des systèmes plus performants comme les coopératives ou les fédérations professionnelles (19 à ce jour). Les progrès techniques sont visibles grâce à des agriculteurs mieux formés partout dans le pays. Les rotations culturales et l’irrigation de précision gagnent du terrain au bénéfice de l’environnement. Des labels de qualité existent désormais pour plusieurs produits phares. Selon les autorités marocaines, le PMV a créé environ 340 000 emplois. À moins de deux ans de l’échéance 2020 initialement fixée, le PMV a donc atteint plusieurs objectifs. Bien entendu, tout n’est pas parfait : des objectifs demeurent à atteindre et des disparités territoriales à résorber. Mais le PMV illustre bien la volonté du Maroc de placer le secteur agricole au cœur de ses priorités géopolitiques.

Que peut-on attendre prochainement de l’agriculture marocaine ?

Une ambition s’impose : l’amélioration du revenu des agriculteurs pour capitaliser sur les acquis et juguler la problématique de l’emploi. Il faut aussi mieux développer les ruralités et agir en direction de la jeunesse. Des évaluations du PMV sont actuellement menées pour dresser l’état d’avancement des ambitions sur la décennie écoulée et les suites à donner en incorporant les directives royales énoncées. En septembre 2018, le Roi du Maroc a fixé trois grandes priorités pour le secteur agricole – la jeunesse, l’emploi et l’émergence d’une classe moyenne rurale – dans le souci de répondre à un développement social et territorial plus inclusif dans le pays. C’est aussi une manière de rappeler une ambition à l’origine du PMV : améliorer les conditions de vie en milieu rural et la sécurité de ces territoires qui concentrent une grande attention du pouvoir. Créer plus de richesses en zones rurales, susciter la culture entrepreneuriale des agriculteurs et des artisans, et attirer des investissements dans ces territoires seront donc de grands enjeux pour les années à venir. L’une des forces du PMV aura été jusqu’à présent de savoir mobiliser de l’investissement privé à côté de celui du public, pour le développement de l’irrigation par exemple. Il faut que ceux-ci puissent demain toucher encore plus les zones les moins favorisées en tenant compte des contrastes régionaux économiques, climatiques et agricoles. Gérer cette mosaïque de situations n’est pas simple. Mais l’inclusion de toutes les communautés rurales est indispensable, faute de quoi le Maroc s’expose à des vulnérabilités localisées. L’investissement privé est donc attendu pour compléter les efforts des pouvoirs publics.

Par-delà ces aspects, il est hautement probable – si la volonté politique perdure et si les ressources le permettent, de voir les systèmes agricoles marocains continuer à progresser. Les organisations de filière vont se bonifier. Des innovations verront le jour pour produire mieux et résister aux accidents climatiques. Des start-up émergent dans le secteur AgTech et FoodTech dans le pays. L’agro-industrie et l’économie agro-tertiaire vont poursuivre leur essor. Il faut aussi rappeler les performances d’un secteur de la pêche qui est très important pour le Maroc, sachant que les produits de la mer sont de plus en plus consommés dans le monde. Plusieurs entreprises gagneront en compétitivité et exporteront vers des marchés proches – en Europe surtout, mais aussi en Afrique ou sur des destinations plus lointaines comme la Russie, l’Amérique du Nord ou l’Asie.

Comment l’agriculture participe-t-elle au développement des relations avec l’Afrique ?

Le PMV constitue une source d’inspiration de politique agricole pour plusieurs pays du continent africain, comme le Gabon ou le Sénégal, qui mettent en œuvre à leur tour des « plans Verts » en capitalisant sur l’expérience marocaine. Pourquoi un tel intérêt ? Sans doute en raison des réussites du PMV et du resserrement des liens politiques et économiques entre le Maroc et le reste du continent africain depuis quelques années, grâce à l’activisme de la diplomatie du Royaume. Le pays, à la géographie africaine et qui partage des traits culturels et religieux communs avec le continent, réinvestit les enceintes du dialogue multilatéral (retour récent dans l’Organisation de l’Unité africaine dont il était absent depuis 32 ans, accession prévue à la CEDEAO) et joue un rôle croissant dans le développement du continent et la résolution de ses conflits (Libye, Mali, G5 Sahel).

Les investissements d’entreprises marocaines en Afrique de l’Ouest se multiplient, mais aussi dans la Corne de l’Afrique, comme l’illustrent en Éthiopie les projets conduits par l’Office chérifien des phosphates (OCP). Il y aussi les échanges scientifiques et universitaires, les formations techniques, les initiatives climatiques (comme l​a constitution de la Fondation Triple A pour faire suite à la COP22 qui s’est tenue à Marrakech fin 2016), sans oublier les banques et les chantiers logistiques qui nourrissent cette coopération entre le Maroc et de nombreux pays africains. Les questions agricoles et alimentaires constituent des enjeux incontournables dans ces dynamiques internes en Afrique. Ce n’est pas une surprise, car le Maroc, dans son expression à l’international, a toujours placé l’agriculture parmi les secteurs stratégiques. C’est vrai avec l’Europe, les États-Unis ou le Canada. Cela vaut aussi de plus en plus ces dernières années avec la Russie, l’Inde ou la Chine.

Dans cette perspective, il semble essentiel de réfléchir aux synergies possibles entre acteurs marocains et français en direction de l’Afrique compte tenu de l’ampleur de ses défis présents et à venir, à commencer par la sécurité alimentaire et le développement durable. Il est sans doute temps de rassembler plus fréquemment les moyens, les expériences et les volontés pour accompagner le développement du continent. En outre, rappelons que cette politique du Maroc vers l’Afrique ne signifie pas que celle avec l’Europe s’amenuise. Bien au contraire, les relations entre le Royaume chérifien et les pays européens demeurent stratégiques. Et dans le domaine agricole et agro-alimentaire, c’est particulièrement vrai, comme l’illustre la signature, en ce début d’année 2019, d’un nouvel accord agricole et alimentaire qualifié de stratégique par chacune des parties.

 
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