ANALYSES

Une décennie après les attentats de Mumbai, l’Inde entre douleur et colère

Tribune
26 novembre 2018


Le 26 novembre 2008, il y a aujourd’hui une décennie, l’Inde était confrontée à l’un des pires cauchemars de violence terroriste de son histoire moderne, lorsqu’un commando d’une dizaine de citoyens d’origine pakistanaise – comme finit par en convenir Islamabad – perpétra dans un chaos millimétré une douzaine d’attaques distinctes dans la première métropole du pays, Mumbai, au prix d’un effroyable bilan humain[1].

Dix ans plus tard, le traumatisme de cette action terroriste – laquelle n’est pas sans évoquer quelques traits détestables similaires avec les attentats perpétrés à Paris en novembre 2015 – ne s’est pas totalement dissipé. En cette fin d’année 2018, l’état médiocre des rapports entre les capitales indienne et pakistanaise ne concourt pas à façonner un cadre propice au recueil et au pardon.

En ce crépuscule 2018, le visiteur étranger découvrant l’hyperactive cité portuaire de Mumbai[2], ce pôle économique majeur de l’Union indienne aux vingt millions d’habitants, pourrait estimer à première vue que l’ancienne Bombay s’est remise de cette tragédie ; en surface peut-être et encore. En réalité, il n’en est rien. Aujourd’hui encore, évoquer d’un mot ce ‘’11 septembre indien’’ avec un habitant de cette tentaculaire agglomération de l’Ouest indien suscite immédiatement une vague d’émotion mêlée de colère et d’incompréhension ; a fortiori si la conversation s’engage sur l’identité du commando d’assaillants[3] affilié au groupe terroriste Lashkar-e-Taiba (LeT)[4] et de ses commanditaires. L’empreinte de la République islamique du Pakistan a été établie depuis longtemps, par les autorités d’Islamabad elles-mêmes, passé le temps du déni.

Le fait que le gouvernement pakistanais ait reconnu la nationalité des auteurs de ces attentats comme celle de leur principal ‘instigateur’ – Hafiz Muhammad Saeed, citoyen pakistanais originaire du Punjab, fondateur du Lashkar-e-Taiba évoqué quelques lignes plus haut -, que les forces anti-terroristes d’Islamabad aient arrêté et la justice condamné à la prison divers individus impliqués dans la planification / exécution de ces actions, ne suffit aucunement à apaiser l’ire de la population indienne ou de ses autorités. Du côté de Mumbai, New Delhi, Kolkata ou Bengaluru, le fait que ledit Hafiz Muhammad Saeed, un des militants radicaux parmi les plus recherchés d’Asie, ait depuis ces événements pu vivre au grand jour sur le sol pakistanais[5] sans souci de se cacher ni crainte d’être interpellé durablement[6] – alors même que le gouvernement américain proposait une prime de 10 millions de dollars pour qui permettrait sa capture… – interpelle sur les intentions des autorités pakistanaises et leur volonté de façonner des rapports bilatéraux moins conflictuels.

Les propos récents (18 novembre) et sans ambiguïté de l’actuel locataire de la Maison-Blanche sur cette sensible thématique anti-terroriste (« Elles – les autorités pakistanaises – ne font rien pour nous, elles ne font vraiment rien du tout pour nous[7] ») résonnent  en écho au questionnement de la patrie de Gandhi vis-à-vis de son voisin tourmenté de l’ouest. À l’instar de divers autres médias étrangers, la presse américaine est revenue ces dernières années à plusieurs reprises sur cette étrangeté : « (…) Pendant des décennies, le Pakistan a eu un regard bienveillant sur des groupes comme le Lashkar-e-Taiba – considéré comme un ‘atout’ parce que ses attaques visent des soldats indiens au Cachemire – alors même que le gouvernement combat des groupes jihadistes comme les talibans pakistanais menaçant directement le pays[8] (…) ».

Plus de 70 ans après leur accession à l’indépendance, après avoir souffert les conséquences de quatre[9] conflits bilatéraux et traversé nombre d’épisodes de grande tension faisant craindre à l’imminence de nouvelles hostilités (cf. septembre 2016), les deux géants d’Asie méridionale (par ailleurs maîtres de l’atome) demeurent enferrés dans une logique d’impasse préjudiciable à 1,5 milliard d’individus. Ce ne sont pas les différends et contentieux bilatéraux (souvent anciens) qui font défaut, à l’image de l’incontournable désaccord sur la souveraineté du Cachemire, dont les soubresauts réguliers crispent à chaque nouvel incident les rapports – déjà on ne peut plus ténus – entre New Delhi et Islamabad.

Afin que le sous-continent indien puisse enfin s’extraire de cette torpeur et donner toute la mesure de son potentiel en ce XXIe siècle de tous les défis, il est de la responsabilité des responsables politiques (et militaires) de ces deux fières nations, de leur société civile et de leurs grands capitaines d’industrie d’œuvrer et de réfléchir enfin ensemble, par-delà les rancœurs et les passions, à un avenir plus ancré dans la coopération que la confrontation. Le futur d’un cinquième de l’humanité est à ce prix.

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[1] 164 victimes, dont huit ressortissants européens (deux Français) ; plus de 300 blessés.

[2] Anciennement Bombay, jusqu’en 1996 quand elle fut alors rebaptisée.

[3] Dont un seul membre ressortit vivant de ces attaques, avant d’être condamné à mort par la justice indienne et pendu en novembre 2012.

[4] Un des principaux groupes islamo-terroristes actifs en Asie du Sud ; QG situé dans la périphérie de Lahore, capitale du Punjab et 2e ville du Pakistan. Un groupe terroriste fondé au début des années 90 en Afghanistan.

[5] Tout en figurant depuis 2002 sur la liste officielle pakistanaise des organisations terroristes et en tant que telle, techniquement interdite d’activités et d’existence.

[6] Le 23 novembre 2017, soit dix mois après avoir été placé en résidence surveillée (davantage du fait de la pression internationale que d’une requête domestique…) – une ‘peine’ déjà légère au regard des griefs reprochés -, un tribunal pakistanais ordonnait la remise en liberté d’Hafiz Saeed ; lequel s’empressa de s’investir en politique dans une formation islamiste, la Milli Muslim League (MML). En avril 2018, le Département d’État américain plaçait la MML sur la liste des organisations terroristes, en qualité d’alias du LeT.

[7] ‘’Pakistan Angered by Trump’s Claim That It Does ‘Nothing’ for U.S.’’, The New York Times, 19 novembre 2018.

[8] ‘’He’s on Wanted Posters in U.S., and Campaign Posters in Pakistan‘’, The New York Times, 16 septembre 2017.

[9] Aux guerres indo-pakistanaises de 1947, 1965 et 1971, ajoutons à ce décompte la ‘’crise de Kargil’’ de 1999 (avril-juillet), sur les hauteurs du Cachemire.
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