ANALYSES

Les « Paradise papers » ou le serpent de mer fiscal

Interview
6 novembre 2017
Le point de vue de Sylvie Matelly


Alors que le scandale des « Panama papers » semblait tomber dans l’oubli, les révélations par la presse des « Paradise papers » ce dimanche remettent l’évasion et l’optimisation fiscale au cœur des enjeux internationaux. D’un côté le secteur privé dont l’expertise fiscale s’accroît parallèlement avec la globalisation accrue des flux financiers, de l’autre des Etats aux intérêts souvent antagonistes et des organisations internationales dont le pouvoir normatif dans ce domaine est limité. Pour nous éclairer, le point de vue de Sylvie Matelly, économiste et directrice adjointe de l’IRIS.

Dans quel cadre s’inscrit cette nouvelle enquête internationale un an et demi après les révélations des Panama papers ?

Il s’agit du même cadre que les Panama papers. C’est un consortium de 190 journalistes d’investigation en provenance de 185 pays qui ont travaillé ensemble dans la plus grande discrétion. Cette collaboration et l’échange d’informations leur a permis de procéder à des recoupements, la vérification des sources décuplant ainsi la valeur et le poids des révélations faites. La simultanéité des publications a contribué à l’effet « onde de choc » partout dans le monde mettant en évidence la globalité d’un phénomène aussi banal que l’évasion fiscale.

Le travail a été long et fastidieux nécessitant de multiples recoupements, le tout dans la plus grande discrétion pour que rien ne vienne gêner les journalistes. Cette durée d’enquête a permis l’organisation d’au moins une rencontre et d’échanges réguliers. Avec les Panama papers, cette affaire constitue l’un des plus gros scandales de l’argent sale mais aussi un retour déterminant du journalisme d’investigation sur le devant de la scène. Dans un monde de « fake news » et de manipulations diverses, c’est important. Ce type de journalisme a toujours existé et n’a jamais disparu mais il était en crise depuis l’apparition des réseaux sociaux et de l’information gratuite alors même qu’il est l’un des fondements même de la démocratie. Les méthodes ont changé et se sont adaptées, ce journalisme est plus que jamais organisé en réseaux à l’échelle internationale. Il est prêt à mener un travail de long terme sur des sujets dont la complexité est inhérente et qui implique de nombreuses personnalités avec tous les risques que cela représente. Les journaux sont prêts à financer ce travail de longue haleine, c’est aussi cela qu’il faut retenir.

Le consortium international des journalistes a constitué le dossier en collaboration avec quasiment une centaine de médias. Est-ce un acteur politique au service de la lutte internationale contre l’optimisation fiscale dans laquelle nombre d’Etats sont engagés ?

Il est important de mettre en avant les ressources communicationnelles de ce consortium international, qui tire pleinement parti de l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication : web, réseaux sociaux, lui permettant d’échanger et de recouper leurs informations. Dans le cadre des Panama papers, cela avait conduit à la démission du Premier ministre islandais et avait mis en évidence les pratiques douteuses de nombreuses personnalités du monde politique ou non (David Cameron alors Premier ministre britannique avait eu à se justifier, de même qu’un membre de la FIFA, etc.).

Pour autant, considérer la causalité de cette action collective avec l’implication croissante d’acteurs de l’évasion et de l’optimisation fiscale n’est pas aisé. Plusieurs éléments sont à mettre en avant. Tout d’abord, se pose une interrogation sur le rapport à la mondialisation qui a autant permis l’accroissement des libertés que les possibilités d’action. Les NTIC sont également un enjeu important car elles permettent la dématérialisation des flux financiers y compris dans des endroits où la fiscalité est très avantageuse, voire nulle. En multipliant les flux financiers, cette dématérialisation accroît aussi l’opacité des transactions.

La situation générale de l’économie mondiale est une donnée qui est également à prendre en compte car elle n’a jamais été aussi prospère qu’aujourd’hui. Or cette prospérité est disparate et est la résultante de choix politiques visant à favoriser les catégories les plus fortunées à même d’investir pour créer de nouvelles richesses, avec une idée de ruissellement de celles-ci sur les autres classes sociales en toile de fond. Ce paradigme n’est que partiellement fondé car comme l’illustrent les paradis fiscaux, une partie de cet argent sort du système. Les économistes parlent de « trappe aux liquidités » lorsque les acteurs économiques thésaurisent leurs revenus au cas où (il n’est pas question ici de paradis fiscaux…). Cela crée un manque de liquidités et une croissance faible. L’exemple typique de cela est l’économie japonaise depuis le début des années 1990 qui se caractérise par une faible croissance et une épargne privée mais aussi une dette publique parmi les plus élevée de la planète ! Le même type de mécanisme, et donc les mêmes effets, se produisent avec l’argent placé dans les paradis fiscaux. Ce sont des rentes qui seront difficilement rapatriables. La société Apple illustre les contradictions intrinsèques à ces pratiques car elle s’endette pour renflouer sa trésorerie aux Etats-Unis alors qu’elle dispose de liquidités placées dans des paradis fiscaux. Tout cela n’est pas forcement illégal mais, incontestablement et au-delà de l’éthique ou de la morale, totalement contre-productif pour l’économie mondiale.

Certains pays ont fait de leur système fiscal un atout prépondérant de leur attractivité économique y compris au sein d’organisations d’intégration comme l’Union européenne. Ce dossier peut-il vraiment changer la donne de ce bras de fer entre les Etats et grands groupes et entre les Etats eux-mêmes ?

La tendance à la concurrence fiscale s’est généralisée comme l’atteste une récente étude de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). On y apprend que la tranche de revenus la plus élevée était taxée à 62% dans les années 70 et que ce taux est désormais de 35% en moyenne pour les pays de l’OCDE. On assiste à une double dynamique avec d’un côté des Etats faisant de leur fiscalité un avantage stratégique (les paradis fiscaux en l’occurrence) et, de l’autre, une tendance globale à la baisse des impôts. La déréglementation et la dérégulation financière sont également constitutives de cette tendance, baisser les impôts accroît la liberté ne serait-ce que de faire ce que l’on veut de son argent…

Pour autant dans un monde où la dépense publique ne cesse d’augmenter et pas seulement parce que l’on veut aider les plus pauvres mais aussi parce que tout le monde veut plus de routes, d’autoroutes, de TGV, d’aéroports, de réseaux de communication mais aussi des hôpitaux de qualité, etc., la baisse générale de l’impôt ne peut pas coller. Et, de fait, tout cela est compensé par deux phénomènes potentiellement dangereux : l’endettement public et la concentration de la pression fiscale sur les classes moyennes (catégories intermédiaires et supérieures) ou les entreprises de taille intermédiaires, pénalisant de fait la croissance économique, les premiers ne consommant plus, les deuxièmes n’embauchant plus !

Sur le plan politique, les élus sont en difficulté sur plusieurs aspects. Outre ceux qui se sont retrouvés impliqués dans ces affaires ou des connivences qui peuvent exister avec des intérêts financiers, les élus ont pris conscience de ce problème. Ils savent que la globalisation de la lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscales est une nécessité mais cela reste compliqué, il y a toujours des passagers clandestins dans le train qui ne respectent pas les règles. Des entités comme le Groupe d’action financières ou, plus largement, l’OCDE sont chargés de combattre ce phénomène à différents niveaux, mais cela suppose un engagement concret de l’ensemble des Etats. Or, si une minorité n’entend pas adopter des mesures prises collectivement, cela est voué à l’échec. Le système international étant largement interétatique, il n’y a pas de gouvernance supranationale et coercitive. Quant aux politiques mises en place pour lutter contre ce phénomène, elles existent depuis des décennies aux Etats-Unis notamment mais elles sont systématiquement contournées et conduisent à une complexification des mécanismes d’évasion et d’optimisation. Les enjeux et intérêts financiers sont tels qu’aujourd’hui les législations sont continuellement mises à mal. L’inaction ne devrait pas être pour autant de mise car ces phénomènes tendent de de plus en plus à être perturbés et les médias contribuent à renforcer la communication autour de ces pratiques.
Sur la même thématique
Une diplomatie française déboussolée ?