ANALYSES

Scrutin historique et risques de vide politique

Presse
24 avril 2017
Le vainqueur est un novice en politique, l’extrême droite bat des records et les partis de gouvernement sont défaits… Dernier acte d’une Ve République à bout de souffle ?

Taillé à la mesure du général De Gaulle, le régime de la Ve République lui a survécu. La longévité de la constitution de 1958 témoigne d’une capacité d’adaptation qui a permis aux institutions de surmonter les crises de diverses natures auxquelles le régime a été confronté : la décolonisation algérienne (1958-1962), la démission du «père fondateur» (1969), le décès d’un président de la République en exercice (1974), l’alternance politique (1981), des périodes de «cohabitation» officielles (1986-1988, 1993-1995, 1997-2002) ou officieuses (1974-1976, 1988-1991), des conflits sociaux majeurs (1968, 1995, 2016) ou encore des attaques terroristes (1986, 2015-…). Déjà fragilisée, la Ve République résistera-t-elle au séisme politique du premier tour de l’élection présidentielle de 2017 ?

Le scrutin est historique, tant il contrevient à un ensemble de fondamentaux constitutifs de l’équilibre du régime : le candidat arrivé en tête est un novice en politique non issu des partis classiques, l’extrême droite est qualifiée avec un score record et les deux principaux partis de gouvernement sont défaits. Autrement dit, Macron est en marche pour l’Elysée ; Marine Le Pen fait mieux que son père ; Benoît Hamon «a échoué à déjouer le désastre» du quinquennat ; la liquéfaction du Parti socialiste a profité essentiellement à un Jean-Luc Mélenchon «insoumis», y compris lorsqu’il s’agit de faire «front républicain» contre le Front national ; enfin, François Fillon est allé au bout de son entreprise de suicide politique et a «réussi» à entraîner son parti dans sa propre déchéance. Fait sans précédent sous la Ve République, la droite parlementaire ne sera pas représentée au second tour de l’élection gaullienne par excellence. La droite connaît son «21 avril 2002», tandis que la gauche revit cette expérience amère…

Restent Emmanuel Macron et Marine Le Pen. L’opposition entre les deux finalistes semble plus nette et plus radicale que jamais, tant ils symbolisent deux sociologies de la France, deux visions du monde : les centres urbains versus la périphérie urbaine et rurale, les élites versus le peuple, le libéralisme versus le protectionnisme, la globalisation versus la nation, le cosmopolitisme versus le nationalisme… Le simplisme binaire et manichéen est tentant. Pourtant, l’antagonisme n’est pas systématique, notamment du fait de la propension d’Emmanuel Macron à l’ambivalence sur nombre de sujets, y compris sur l’identité et l’histoire nationales. Ainsi, d’un côté, il souligne les «éléments de civilisation» inhérents à la colonisation française avant de qualifier celle-ci de «crime contre l’humanité» en Algérie. Plus cohérent, il reconnaît les «racines chrétiennes de la France» avant de rendre hommage à Jeanne d’Arc : une formule et un symbole ressuscités par le Front national… Macron incarne malgré tout un discours d’ouverture sur un monde globalisé et la diversité de la société française. Mais le goût du paradoxe d’Emmanuel Macron lui offre une capacité de rassemblement qui échappe encore à Marine Le Pen, prisonnière de sa rigidité idéologique, et ce malgré sa stratégie de dédiabolisation. Son discours clivant pèse lourd dans la perspective d’un second tour dont le principal défi pour chacun des protagonistes consiste à s’aventurer au-delà de son territoire naturel…

Le destin des deux finalistes n’est pas si opposé. Ils partagent au moins ce paradoxe : d’un côté, ils se présentent comme des candidats «anti» ou «hors» système, alors qu’ils sont à la fois le produit de la reproduction sociale des élites et ont déjà une expérience politique (certes inégale) de la vie institutionnelle et politique. Du reste, l’un et l’autre sont attachés à la Ve République, au nom de la stabilité de ses institutions comme des moyens d’action que sa constitution reconnaît à un exécutif fort. Reste que le second tour entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen confirme au moins deux tendances structurelles et crépusculaires pour le régime : non seulement le paysage politique et le système partisan sont appelés à une profonde recomposition, mais le prochain président de la République bénéficiera d’une faible assise électorale et d’une légitimité politique particulièrement fragile. Au lieu d’ouvrir un nouveau champ des possibles et d’impulser une nouvelle dynamique politique, l’élection présidentielle risque de renforcer une crise de la «représentativité des représentants» et de creuser le sentiment de vide politique… En outre, dans le cas probable de l’élection du candidat (d’)«En marche», la reconfiguration intra et interpartisane ne serait pas forcément synonyme de clarification, mais au contraire d’instabilité politique en cas d’absence de majorité absolue à l’Assemblée. Une majorité présidentielle étriquée (avec un score en-deçà de 25 % au premier tour), conjuguée à une majorité parlementaire introuvable ou du moins à géométrie variable (en fonction des textes de loi), plongerait le régime dans une forme d’impotence. Celle-là même qui nourrit la défiance des citoyens à l’égard de politiques jugés impuissants. La nouvelle page de la Ve République que certains pensent entrevoir pourrait bien être la dernière…
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