ANALYSES

«Le djihad gagne l’Asie centrale»

Presse
1 juin 2015
Des combattants chassés du Pakistan se sont implantés ces derniers mois dans le nord afghan. Ils menacent aujourd’hui de pousser plus loin. Interview

L’Afghanistan est en passe de redevenir un sanctuaire du djihad international. Et les combattants étrangers qui sont en train de s’y rassembler menacent à moyen terme la stabilité de l’Asie centrale. C’est l’avertissement que lance, près de quatorze ans après l’invasion américaine du pays, un observateur attentif de la région, René Cagnat, colonel à la retraite de l’armée française et chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) à Paris.

Le Temps: De quand date le retour en force de djihadistes étrangerssur le sol afghan?

Il s’est dessiné il y a un an et demi-deux ans. Les partisans du djihad international avaient fui l’Afghanistan avec leur chef Oussama ben Laden pour gagner les zones tribales du Pakistan à la suite de l’invasion de leur refuge par les Etats-Unis entre fin 2001 et début 2002. Une longue décennie plus tard, ils ont franchi la frontière dans l’autre sens afin d’échapper à plusieurs offensives pakistanaises contre leur bastion principal, le Waziristan.

Qui sont précisément ces combattants?

Ces forces se composent en partie de talibans pakistanais, considérés comme plus radicaux et plus portés au djihad international que leurs pairs afghans. Mais elles comptent aussi de 2000 à 3000 Ouzbeks du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), des Ouïgours du Mouvement islamiste du Turkestan (très lié au précédent), des islamistes tadjiks, kirghizes, kazakhs, turkmènes, caucasiens, ainsi que des musulmans indiens de sensibilité radicale déobandiste. Plus quelques dizaines de membres arabes de l’Etat islamique, essentiellement des propagandistes. Ces étrangers se déplacent en groupes, parfois avec leurs familles, leurs autorités politiques et leurs leaders religieux. Ils ont pour point commun leur appartenance au sunnisme et leur opposition virulente aux minorités chiites et ismaéliennes d’Afghanistan.

Les talibans afghans ont perdu le pouvoir pour s’être trop liés aux djihadistes d’Al-Qaida. Comment voient-ils la venue de ces nouveaux combattants étrangers?

Les talibans afghans luttent pour la création d’un califat en Afghanistan. Les djihadistes étrangers rêvent, eux, de la constitution d’un califat à l’échelle mondiale. Les uns et les autres ne partagent donc pas le même projet politique. Les talibans afghans cherchent aujourd’hui à se débarrasser des nouveaux venus. Ils ont entrepris de les éloigner de leur principale sphère d’influence, le sud de l’Afghanistan, pour favoriser leur implantation dans le nord. Une région de grand brassage ethnique, de sorte que les talibans pakistanais d’origine pachtoune y retrouvent des Pachtounes, les Ouzbeks des Ouzbeks et ainsi de suite. Il y a trois mois, lorsque quelque 2000 djihadistes ont été signalés près de la frontière turkmène, pratiquement personne n’y a cru. Et pourtant, il s’agit désormais d’un fait établi.
– Que représente l’arrivée de ces djihadistes aux portes de l’Asie centrale?
– La présence de ces combattants constitue une menace évidente pour les trois pays situés au nord de l’Afghanistan, voire pour d’autres au-delà. Le Turkménistan est immensément riche du fait de ses hydrocarbures mais son armée n’est guère opérationnelle. Il sera dès lors tentant pour des djihadistes de lancer des incursions sur son sol, notamment en direction du gisement gazier de Galkynych, situé à une centaine de kilomètres de la frontière et considéré comme le deuxième plus important du monde. Il est également possible que certains combattants traversent son territoire désertique et vide pour rejoindre la côte de la mer Caspienne dans l’ouest du Kazakhstan, soit la région de Janaozen où vivent des Turkmènes youmoutes et où une insurrection a eu lieu en 2010. L’Ouzbékistan, plus à l’est, apparaît plus solide. Et il faudrait un fort appel d’air, comme le décès de son président tout-puissant Islam Karimov, pour que des rebelles puissent s’y engouffrer. Le Tadjikistan, tout à l’est, paraît être le maillon le plus faible. Sa population est très pauvre. De plus, elle s’est montrée favorable à l’intégrisme par le passé. La Russie, qui y compte une division mécanisée de 6000 hommes, vient d’y organiser de grandes manœuvres. Elle a la capacité de répliquer lourdement. Mais sa réplique sera classique, alors que les djihadistes pratiquent la guerre subversive.

L’Asie centrale chinoise, le Xinjiang, est-elle aussi menacée?

Cette région est protégée par les montagnes immenses et les très hauts cols du Pamir. Mais la Chine ne reste pas inactive pour autant. Elle est en train de construire une autoroute vers la ville tadjike de Khorog, à la frontière afghane, un axe qui doit officiellement servir à améliorer les échanges commerciaux dans la région mais y facilitera aussi l’envoi de troupes. Elle a installé parallèlement au moins un poste militaire de surveillance à proximité du Wakhan, sur le territoire même du Tadjikistan.

L’Asie centrale peut-elle rejoindre la Mésopotamie et le Sahara comme grand champ de manœuvre du djihad international?

Oui. Incontestablement. Le nord afghan où les djihadistes sont en train de s’installer et de recruter nombre de jeunes séduits par leur discours appartient déjà à l’Asie centrale. L’ouverture d’hostilités au-delà de la frontière, en direction d’ex-républiques soviétiques, n’est sans doute plus qu’une question de temps.
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