ANALYSES

Quand le gouvernement Abe réinterprète la constitution pacifiste

Tribune
4 juillet 2014
Certes, depuis la loi PKO (« Peace keeping operations » ou opérations de maintien de la paix) de 1992, le Japon a déjà envoyé à l’étranger des forces militaires (au Cambodge et en Irak notamment), mais elles n’étaient pas combattantes et ne pouvaient se défendre. Ainsi, en Irak, des troupes furent déployées dans le sud du pays de 2003 à 2006-2007, mais leur protection était assurée par des soldats néerlandais. Ces limites sont en train de disparaître. C’est un changement majeur.

Jusqu’à présent, même si l’autodéfense collective est autorisée à tous les Etats membres des Nations unies, selon l’article 51 de la Charte de l’ONU, les précédents gouvernements japonais maintenaient que la Constitution de 1946 leur interdisait l’usage de la force dans tous les cas, sauf quand le Japon est directement attaqué.

Ainsi, pour éviter les critiques sur les changements de la posture de défense du Japon sans réviser la Constitution japonaise, l’administration de Shinzo Abe a élargi le droit à l’autodéfense en incluant la défense des alliés.

Il a cependant introduit trois nouvelles conditions (1), selon lesquelles le Japon peut recourir à la force afin de préserver la nation japonaise et aider des nations amies, au premier rang desquelles les Etats-Unis, avec lesquels il est lié par un traité de sécurité datant de 1960.

Il est désormais possible pour le Japon de répondre militairement si l’attaque contre le pays ami pose un danger clair à la survie du Japon ou peut remettre en cause les droits constitutionnels à la vie, à la liberté et au bonheur des citoyens japonais.

Dans quels cas concrets, la force peut-elle être utilisée ?

Le gouvernement Abe a donné quelques exemples précis. Tokyo pourra par exemple défendre un navire américain s’il est attaqué par un pays tiers dans les eaux proches du Japon, avec le risque d’une attaque imminente contre le Japon. Autre possibilité d’emploi, afin d’intercepter un missile balistique quand il est détecté et se dirige vers Hawaï, où est basée la flotte américaine du Pacifique, la 7ème flotte, vers l’île de Guam – où il y a une importante base militaire américaine – ou vers le territoire américaine, et vole au-dessus du Japon et que son interception est demandée par les Etats-Unis. Tokyo et Washington coopèrent depuis de nombreuses années sur les programmes de défense antimissiles, et le Japon déploie des systèmes PAC-3 à terre et SM3 en mer, sur des destroyers équipés du système Aegis.

Il peut aussi s’agir de protéger des civils engagés dans des opérations de maintien de la paix de l’ONU, qui sont victimes d’une attaque directe et l’utilisation d’armes est nécessaire pour les défendre.
Le gouvernement a également évoqué des opérations de déminage dans des zones clés au Moyen-Orient comme le détroit d’Ormuz, site vital car y transite le pétrole indispensable à l’économie japonaise.

Pourquoi cette réinterprétation intervient-elle maintenant ?

Shinzo Abe veut depuis longtemps libérer son pays du carcan constitutionnel. Il avait tenté de le faire sans succès lors de son précédent mandat en 2006-2007. Il souhaite que le Japon s’affirme sur la scène régionale et internationale, dans le cadre de sa politique dite « proactive » pour la paix et la sécurité, et soutienne mieux ses alliés, au premier rang desquels les Etats-Unis. Cela passe, selon lui, par un plus grand rôle des FAD. Ainsi, il a fait voter une hausse de 0,8 % du budget de la défense sur l’exercice budgétaire 2013-2014, puis de près de + 3 % sur l’exercice suivant, une première après une décennie de baisse continue du budget des forces armées.

Shinzo Abe veut aussi que le Japon puisse mieux répondre à la menace des forces armées chinoises, notamment de la marine de guerre en pleine expansion, et aux revendications territoriales de Pékin en mer de Chine orientale, notamment sur les îles japonaises des Senkaku, situées à quelques 300 kilomètres au sud-ouest d’Okinawa, que les Chinois appellent Diaoyu.

Pourquoi la voie de la réinterprétation, et non une modification de la Constitution, a-t-elle été choisie ?

La voie de la réinterprétation a été préférée à une modification de la Constitution car pour modifier la loi fondamentale il faut que les deux chambres de la Diète (le Parlement japonais) proposent des amendements avec au moins deux tiers des voix, et qu’ensuite se tienne un référendum national, dont le résultat ne peut être validé que si au moins 50 % des électeurs se prononcent en faveur du changement.

Réinterpréter les lois qui régissent les forces armées – notamment la loi sur les Forces d’autodéfense et celle sur les garde-côtes, force paramilitaire puissante – s’avère plus simple, d’autant plus que le parti libéral-démocrate de Shinzo Abe et son allié, le parti bouddhiste Nouveau Komeito, détiennent une forte majorité au Parlement, depuis leur victoire aux élections sénatoriales de juillet 2013. Le vote modifiant les principales lois devrait avoir lieu lors d’une session extraordinaire de la Diète, probablement à l’automne 2014.

Le choix de cette voie s’explique aussi par l’attachement des Japonais à la Constitution pacifiste, du fait du lourd passé militaire du Japon et la cuisante et traumatisante défaite de 1945. Shinzo Abe a d’ailleurs assuré qu’il était hors de question de projeter les FAD dans des conflits lointains, même s’ils sont lancés par les Etats-Unis. Des interventions militaires, du type de celles en Irak ou en Afghanistan, avec des forces combattantes japonaises sont totalement exclues… pour le moment. « Il ne s’agit pas d’intervenir pour le compte d’autres pays, mais de nous protéger», s’est d’ailleurs défendu mardi le législateur du Komeito, Kazuo Kitagawa (2).

Ce souci d’apaisement n’a pas contenté tout le monde, loin de là. Pékin a réagi vigoureusement. Un porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois a dénoncé « des mesures sans précédent qui modifient substantiellement la politique militaire du Japon ».
Au Japon même, au moins 10 000 personnes ont manifesté mardi dans les rues de Tokyo pour dénoncer l’autodéfense collective. Et dimanche dernier, un homme s’est immolé par le feu pour protester contre la décision à venir.

Selon les derniers sondages d’opinion, entre 58 % et 50 % des Japonais restent fermement attachés à la Charte pacifiste de 1946 et se disent opposés à la participation de soldats nippons à toute action militaire extérieure.

Il n’en reste pas moins que Shinzo Abe poursuit sa politique de « normalisation (3) » militaire du Japon, que d’aucuns dénoncent comme une remilitarisation rampante de l’Archipel nippon.

(1) Ayako Mie, ‘Abe wins battle to broaden defense policy‘, mercredi 2 juillet 2014, The Japan Times
(2) Richard Werly, « L’armée japonaise n’est plus une force d’autodéfense », mercredi 2 juillet 2014, Le Temps
(3) Clint Richards, ‘Timing is Everything: Abe’s Playbook for Military Normalization‘, mardi 1er juillet 2014, The Diplomat

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