ANALYSES

La Chine, une médiation sur tous les fronts efficace ?

Interview
13 décembre 2023
Le point de vue de Emmanuel Lincot


Facilitateur de la COP28, médiateur du conflit Hamas-Israël et Russie-Ukraine, maintien du dialogue en Afghanistan par la nomination d’un ambassadeur… la Chine se présente aujourd’hui comme un médiateur international au centre de l’échiquier géopolitique. Quelle stratégie économique et géopolitique la Chine poursuit-elle affirmant son rôle de médiateur sur la scène internationale ? Sa montée en puissance témoigne-t-elle d’un affaiblissement de la position diplomatique des États-Unis et de l’Occident ? Le point avec Emmanuel Lincot, professeur à l’institut catholique de Paris, sinologue, chercheur associé à l’IRIS et auteur de « Le très grand jeu : Pékin, face à l’Asie centrale », aux éditions du Cerf.

Alors que la Chine est le premier pays émetteur mondial de gaz à effets de serre, le pays joue un rôle de facilitateur des négociations lors de la COP28, notamment pour trouver un accord sur une sortie des énergies fossiles. Comment et pourquoi la Chine se place-t-elle comme un acteur clé de la transition écologique ? Cette position pourrait-elle infléchir celles d’autres pays, tels que l’Inde qui a déclaré qu’elle ne réduirait pas l’usage du charbon ?  

La Chine est certainement et pour partie une réponse au problème général de la pollution, mais certainement pas la solution. Rappelons que malgré des efforts substantiels, allant dans le sens d’une économie verte et dont le seuil officiellement devrait être atteint en 2060, la Chine reste dans les faits le plus gros consommateur d’énergies fossiles et de charbon tout particulièrement, à partir duquel elle obtient 60 % de son énergie. Toutefois, c’est le signe pour la Chine de rester évidemment dans la course en étant une force de propositions et en mettant au défi l’Occident dans un domaine crucial qui est celui de la maîtrise des technologies décarbonées. Cette maîtrise présuppose un monopole total de la chaîne de production. C’est patent dans le domaine de la fabrication des moteurs électriques ; laquelle nécessite un contrôle de l’exploitation du lithium et dans l’imposition de normes, particulièrement celles in fine destinées à l’exportation. Et c’est bien parce que l’État-Parti chinois s’est massivement engagé dans cet investissement qu’elle pousse ses entreprises à changer à leur tour de paradigme. Ce n’est pas de bon augure pour les producteurs de pétrole non plus que pour l’Inde en effet, mais c’est une façon de creuser l’écart pour la Chine face à ses concurrents.

Le 13 décembre, la Chine est devenue le premier pays à nommer officiellement un nouvel ambassadeur en Afghanistan depuis la prise du pouvoir par les talibans. Alors que l’Afghanistan est au cœur de la stratégie des « nouvelles routes de la soie », quels sont les enjeux de l’implantation de la Chine dans cette partie du monde ? Même si la Chine n’a pas reconnu diplomatiquement le régime des talibans, quel impact géopolitique cette décision pourrait-elle avoir ?

Le départ catastrophique des Américains de Kaboul en août 2021 a largement profité au renforcement de la Chine en Afghanistan. C’est un pays qu’elle connait bien. D’une part parce que c’est un voisin et d’autre part parce qu’il constitue avec l’Ouzbékistan la clé de voûte de toute l’Asie centrale. Sa sécurisation en vue de pérenniser le projet des « Nouvelles Routes de la soie » et de créer ainsi un continuum avec le Moyen-Orient dans le domaine du ferroviaire ou du numérique s’avère absolument nécessaire. D’où cette accréditation d’un ambassadeur envoyé par le régime taliban à Pékin. Ce n’est d’ailleurs pas inédit puisque la Chine avait reconnu au même titre que le Pakistan, le premier gouvernement taliban, dans les années 1990. Et à l’époque où, dix ans plus tôt, l’Afghanistan était confronté à l’invasion soviétique, la Chine, au même titre que la CIA, aidait les moudjahidines dans leur lutte contre l’Armée rouge. Outre les aspects sécuritaires, cet intérêt est mu par une volonté d’éradiquer des groupuscules terroristes affidés à Daech et à Al-Qaïda, dont la ressource principale est basée sur les narcotrafics. Pour la Chine, la question de la drogue fait écho aux guerres de l’Opium du XIXe siècle. Elle est non seulement synonyme de traumatisme, mais aussi d’effondrement de la dernière dynastie impériale, celle des Qing (1644-1911). Autrement dit, Pékin prend très au sérieux l’évolution politique de la région. Son engagement économique est accompagné d’initiatives diplomatiques multilatérales qu’elle exerce au moyen de la très importante Organisation de coopération de Shanghai qui, rappelons-le, est à présent la seconde instance internationale après l’ONU.

Après avoir proposé en février 2023 un plan de paix pour un « règlement politique de la crise ukrainienne », la Chine aspire maintenant à jouer un rôle de médiateur dans le conflit israélo-palestinien. Quelle stratégie la Chine poursuit-elle affirmant son rôle de médiateur sur la scène internationale ? Sa montée en puissance témoigne-t-elle d’un affaiblissement de la position diplomatique des États-Unis et de l’Occident ?

Elle s’est d’abord illustrée avec succès dans sa capacité à proposer ses bons offices dans le règlement du conflit yéménite opposant Téhéran à Riyad. Cette réussite est liée à un ralliement entre des partenaires pourtant antagonistes au projet des « Nouvelles Routes de la soie ». Il y a pour eux plus à gagner en coopérant pourquoi pas sous l’égide de la Chine et dans la reconstruction des Proche et Moyen-Orient. Les propositions de la Chine séduisent pour ses opportunités économiques, tandis que les Occidentaux sont avant tout présents dans le domaine stratégique auquel les États arabes ne comptent pas pour autant renoncer. En somme, il s’agit de créer une alternative à l’Occident à la fois sur le plan discursif, mais aussi sur le plan des échanges économiques, en s’affirmant constamment comme un médiateur de paix tout en jouant la carte lui permettant de fédérer autour d’elle ce Sud global tant convoité. Point n’est surprenant qu’elle soutienne les Palestiniens sans pour autant aliéner Israël qui reste dans le domaine de la high-tech un partenaire de poids. L’essentiel pour elle est de créer un contexte suffisamment apaisé pour développer ses projets économiques et pour cela elle adopte une diplomatie inclusive. Sa grille de lecture ne tient pas compte des préjugés culturalistes qui ont largement cours en France notamment dans les milieux diplomatiques et académiques selon lesquels chiites et sunnites font l’objet d’un clivage absolu. La Chine, elle, a une approche beaucoup plus pragmatique dans sa compréhension des situations. Elle s’est refusée ainsi de qualifier le Hamas de « terroriste ». Sans doute pour ne pas insulter l’avenir, mais aussi pour ne pas prêter le flanc à des critiques émanant de l’Inde qui l’accuse par ailleurs de soutenir depuis le Pakistan des factions islamistes que New Delhi condamne pour leurs actes terroristes. En d’autres mots, la Chine n’a pas fini de nous surprendre. Elle survient là où on ne l’attend pas. Sa force : cultiver une forme de décoïncidence permanente.

 
Sur la même thématique
Quel avenir pour Taiwan ?