ANALYSES

Le soft power en Asie : nouvelles formes de pouvoir et d’influence ?

Interview
5 décembre 2023
Le point de vue de Barthélémy Courmont, Éric Mottet


Barthélémy Courmont et Éric Mottet, directeurs de recherche à l’IRIS, répondent à nos questions à l’occasion de la parution de leur ouvrage Le soft power en Asie. Nouvelles formes de pouvoir et d’influence ? (Asies contemporaines, Presses de l’Université du Québec, octobre 2023), dans lesquels ils questionnent et mettent en perspective le concept de soft power et sa mobilisation par les États asiatiques.

 

Qu’est-ce que le concept de soft power et, à l’ère des Nouvelles routes de la soie, comment se traduit-il en Asie ?

Objet d’une réflexion théorique et conceptualisée depuis 1990 sous la plume de Joseph Nye (professeur émérite à l’Université Harvard), le soft power s’oppose au hard power, défini comme les leviers contraignants de l’action de l’État pour parvenir à ses fins (action militaire, chantage, sanctions, intimidation diplomatique, etc.). Cette réflexion part du postulat que le monde contemporain est plus complexe qu’au temps de la guerre froide et que l’approche traditionnelle considérant les relations entre les États à travers le seul rapport de force basé sur leur puissance militaire semble insuffisante pour rendre compte de leurs relations et de la dynamique des relations internationales. Le soft power permet une analyse plus fine, plus précise de la complexité des relations entre États et autres acteurs internationaux. Polymorphe, le soft power, ou pouvoir d’influence en français, se définit ainsi par la capacité d’un État à influencer et à orienter les relations internationales en sa faveur par un ensemble de moyens autres que coercitifs. En d’autres termes, le soft power est la capacité de convertir les États plutôt que de les contraindre, ou simplement d’amener les autres à vouloir ce que vous voulez, c’est-à-dire imposer progressivement, patiemment, ses représentations, valeurs et normes afin qu’elles soient partagées par le plus grand nombre.

Depuis une trentaine d’années, les pays asiatiques se sont lancés dans des stratégies de promotion de leurs caractéristiques économiques et culturelles propres afin de renforcer leur visibilité et leur capacité d’influence. En reprenant à leur compte le concept occidental, qu’ils ont enrichi de leur propre interprétation, les décideurs asiatiques se sont réapproprié les travaux de Joseph Nye, opérant ainsi une reconstruction du soft power, des moyens engagés et de sa finalité. Ce mouvement est notamment très net dans le cas de la Chine, qui a intégré à ses outils de soft power sa puissance économique et son projet des Nouvelles routes de la soie, ce dernier lui permettant d’augmenter considérablement sa visibilité et son influence à l’international. Mais les autres puissances asiatiques ne sont pas en reste, en ce que l’influence y est souvent associée au développement économique, à l’exportation d’un modèle de développement ou de diplomatie culturelle.

 

Dans quelle mesure le soft power est-il un terrain de rivalité régionale en Asie ? Comment les États mobilisent-ils ce soft power comme une stratégie pour s’imposer sur la scène internationale ?

En Asie, le soft power se conjugue au pluriel du fait du développement de ce concept dans la plupart des pays de la région. Mettre en avant une stratégie de soft power, c’est pour un pays asiatique chercher à « briller » plus que son voisin et à incarner une dynamique dont l’objectif est qu’il se propage à grande échelle. On pense ici à l’exemple sud-coréen, avec le développement spectaculaire d’une culture populaire portée par la musique pop et les séries télévisées, qui offre à ce pays longtemps pris en étau entre la Chine et le Japon la possibilité d’être identifié comme une puissance asiatique de premier plan. L’exemple de Singapour est également très significatif, la cité-État s’appuyant sur sa trajectoire exceptionnelle, un site stratégique mis à profit pour devenir un grand hub portuaire dans le cadre d’un modèle socioéconomique marqué par un fort interventionnisme de l’État, afin d’assurer la promotion de son modèle. Et à une échelle plus grande, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) a cherché à reproduire le modèle singapourien, jusqu’à l’accaparer. L’Inde voit de son côté dans sa dynamique de croissance un outil lui permettant de mettre en avant ses caractéristiques. Cette dimension du modèle économique caractérise aussi les stratégies de rivalités d’influence en Asie, la Chine ne faisant pas mystère de son souci de promotion d’un modèle alternatif de développement économique, mariant libre-échange, à tout le moins échanges commerciaux conséquents, à un interventionnisme d’État significatif et à un modèle d’affaires différent de celui longtemps promu par les Occidentaux.

 

L’Asie du Sud-Est peut-elle servir de modèle de référence de soft power en Info-Pacifique ?

Les principes de la construction culturelle, politique et géopolitique de l’ASEAN sont sans conteste un modèle qui peut être considéré aujourd’hui comme une voie à suivre par les pays de l’Indo-Pacifique (et au-delà). Il faut rappeler que ces principes fondateurs sont le consensus, la souplesse institutionnelle, la gestion de la diversité culturelle et des systèmes politiques.

Toutefois, le modèle défendu par l’ASEAN n’est pas suffisamment puissant pour produire un mimétisme total, une adhésion absolue aux valeurs de l’Association. L’ASEAN n’est pas suffisamment influente (et séductrice) sur les plans socioéconomique, géopolitique et culturel pour imposer un quelconque modèle. Cela s’explique aussi par le fait que l’ASEAN a développé un soft power indirect, pas toujours délibéré, et encore moins planifié. La faiblesse de la capacité d’exportation du modèle d’influence (soft power) de l’Asie du Sud-Est rappelle cruellement aux dirigeants de l’ASEAN que la région est dans une relation asymétrique entre pays influencés (pays de l’ASEAN) et deux pays influents majeurs (Chine et États-Unis). La Chine et les États-Unis ont en effet, par leur prestige, par les liens qu’ils ont créés hors de leurs frontières avec les élites et les populations étrangères, par l’attraction de leur modèle culturel ou politique et par les préjugés favorables dont ils jouissent, la capacité d’influencer les autres nations, d’obtenir des résultats stratégiques en leur faveur et de définir l’agenda politique à l’international. De toute évidence, le soft power développé par les pays de l’Asie du Sud-Est a encore un long chemin à parcourir pour persuader les gouvernements et les populations situés hors de la région que le modèle de l’Asie du Sud-Est est exportable et reproductible.

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