ANALYSES

L’Inde invitée d’honneur du 14 juillet : le succès du « multialignement » ?

Interview
11 juillet 2023
Le point de vue de Olivier Da Lage


Alors que l’attention des Occidentaux est focalisée sur l’Europe depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, Emmanuel Macron convie cette année le Premier ministre indien Narendra Modi à la cérémonie du 14 juillet en qualité d’invité d’honneur. L’an passé, il avait mis à l’honneur les nations de l’est de l’Europe, dont les troupes avaient défilé aux côtés de l’armée française en signe de solidarité. Comment comprendre la décision française de se tourner vers l’Inde pour cette cérémonie hautement symbolique ? Quelles sont les ambitions diplomatiques de Delhi vis-à-vis de la France et du reste du monde ? Le point avec Olivier Da Lage, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste de l’Inde.

Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il décidé de faire de l’Inde l’invité d’honneur de la cérémonie du 14 juillet cette année ? Peut-on y voir une volonté de renouer avec le « Sud global » et la région indopacifique, tous deux mis de côté avec la guerre en Ukraine ?

On peut discerner trois raisons complémentaires qui auraient pu décider Emmanuel Macron à faire de l’Inde l’invité d’honneur de la France :

  • l’intensification du partenariat stratégique avec l’Inde ;

  • la vision française de l’Indo-Pacifique ;

  • le souci de soigner l’un des principaux acteurs du « Sud global ».


Le partenariat stratégique avec New Delhi est déjà ancien : en 1982, François Mitterrand et Indira Gandhi ont conclu un accord pour la livraison de quarante Mirage 2000, qui ont plus tard été modifiés en Mirage 2000-5. En 1998, Jacques Chirac, contrairement à d’autres dirigeants occidentaux, notamment les responsables américains, s’est refusé à condamner les essais nucléaires indiens et a fait passer le message au Premier ministre Atar Behari Vajpayee que la France comprenait et partageait la conception indienne d’autonomie stratégique, et voyait dans les essais indiens le pendant de la force de frappe française. Dans les années 2000, six sous-marins de conception française Scorpene sont assemblés dans les chantiers navals de Bombay.

En 2016, Narendra Modi et François Hollande se sont mis d’accord pour la livraison rapide de 36 Rafale prêts à l’utilisation. La même année, dans la foulée du sommet du Bourget de l’année précédente au cours duquel le Premier ministre Modi, abandonnant les objections indiennes, avait permis à la COP-21 de parvenir à un accord, Hollande et Modi ont inauguré de concert en Inde le siège de l’Alliance solaire internationale dont la France et l’Inde sont les cofondateurs. Peu après l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République en 2017, Narendra Modi qui se trouvait en Europe, a décidé de façon impromptue de faire un crochet par Paris pour faire connaissance avec le nouveau chef de l’État français. Un an plus tard, Emmanuel Macron se rendait en visite en Inde et, s’il rencontrait quelques opposants, se refusait à prendre la parole publiquement sur la situation des minorités religieuses comme le lui demandaient avec insistance plusieurs ONG et intellectuels français et indiens. Recevant Narendra Modi au château de Chantilly en août 2019 avant le sommet du G7 auquel il l’avait convié, le président Macron se garda bien de critiquer la révocation de l’autonomie du Cachemire que venait de décider le gouvernement indien deux semaines auparavant.

Comme ses prédécesseurs, Emmanuel Macron voit en l’Inde un énorme marché potentiel dont l’économie croît d’environ 6 % par an. Il y voit également et un partenaire stratégique dans le continent asiatique où la présence de la France n’est pas à la hauteur de ses espérances. Or, l’Inde trouve également son intérêt dans ce partenariat, et le fait savoir publiquement depuis quelques années déjà. Il y a donc eu, à la fois à Paris et New Delhi, une accélération de cet intérêt réciproque des deux pays l’un pour l’autre.

Côté indien, quel intérêt Narendra Modi tire-t-il de ce rapprochement ? Doit-on s’attendre à des discussions sur la Chine, celles-ci ayant été amorcées en septembre 2022 par Catherine Colonna lors de sa visite à Delhi ? Qu’en est-il de l’armement, la France constituant le deuxième fournisseur d’armes de l’Inde après la Russie ?

Dans son livre The India Way paru en 2020, dans lequel le chef de la diplomatie indienne depuis 2019 Subrahmanyam Jaishankar (lui-même diplomate professionnel expérimenté) synthétise la doctrine indienne actuelle en matière de politique étrangère. La France est évoquée comme un « partenaire stratégique critique ». Comme évoqué précédemment, le partenariat franco-indien est déjà ancien, notamment dans le domaine militaire. Cependant,il y a une volonté claire de la part des autorités indiennes actuelles de l’approfondir pour plusieurs raisons : pour s’affranchir progressivement de la dépendance à l’égard des armements russes sans se retrouver dans un tête-à-tête trop exclusif avec les États-Unis ; mais aussi car la France proclame rituellement son attachement aux droits de l’homme partout dans le monde tout en se gardant bien dernièrement de mettre en cause ses partenaires proches, qu’ils se trouvent au Moyen-Orient, en Afrique ou en Asie ; enfin, le partage d’un discours de « non-alignement », même si le terme est désormais désuet et sa pratique effective discutable. Des contrats d’armement devraient être discutés, et peut-être annoncés au cours de la visite. On peut notamment évoquer la livraison de 26 Rafale-M pour le porte-avion indien Vikrant, la construction en Inde de moteurs d’avion avec transferts de technologie, et la fabrication dans l’arsenal de Bombay de nouveaux Scorpene destinés cette fois à l’exportation.

Une approche comparable de l’Indo-Pacifique les rapproche également, dans la mesure où ni la France ni l’Inde n’envisagent ce concept autrement que comme une coopération ad hoc au sein d’un ensemble au cadre général, mais pas trop contraignant. Cette coopération ne consisterait surtout pas en une alliance militaire comme on le souhaiterait à Washington : c’est ce que récuse absolument la communauté stratégique indienne, qu’il s’agisse des politiques, des diplomates des militaires, ou des universitaires et éditorialistes. De ce point de vue, et quelle que soit l’hostilité personnelle de Narendra Modi à l’encontre du premier chef de gouvernement de l’Inde indépendante Jawaharlal Nehru, sa politique dans ce domaine est parfaitement nehruvienne.

S’agissant de la Chine, il est vraisemblable qu’Indiens et Français vont échanger leurs points de vue. Emmanuel Macron, qui était voici peu à Pékin, pourra partager son approche avec Modi. Mais si la situation reste très tendue sur la frontière himalayenne entre les deux géants asiatiques, l’Inde ne cherche pas la confrontation (qu’elle serait bien en peine de remporter) et la France ne peut ni ne souhaite à l’évidence se mêler d’un conflit auquel aucune des parties ne l’a d’ailleurs conviée.

Entre présidence du G20 et de l’Organisation de coopération de Shanghai, sommet des BRICS à venir, rapprochement avec la Russie et réception en grande pompe aux États-Unis en juin dernier, la diplomatie indienne semble particulièrement dynamique. Le « multialignement » propre à l’Inde a-t-il de l’avenir ?

Narendra Modi fait grand cas de toutes les occasions de déployer un activisme diplomatique, d’autant plus que l’effet d’affichage (au propre comme au figuré) est évident en Inde à un an des élections générales du printemps 2024 : des affiches géantes, des publicités gouvernementales dans les journaux et une omniprésence sur les chaînes de télévision d’information continue martèlent que l’Inde est « la mère de la démocratie » et que sous l’impulsion de Modi, elle est un vishwa guru (l’enseignant du monde). Cet activisme est d’autant plus nécessaire que New Delhi ne se fait plus guère d’illusions sur le sort de sa demande récurrente de rejoindre les membres permanents du Conseil de sécurité.

La présidence du G20 et de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) par l’Inde en 2023 est mise en avant, laissant entendre que New Delhi dirige effectivement ces organisations, alors qu’il s’agit d’une présidence tournante. De fait, la guerre en Ukraine a empêché l’Inde de produire des communiqués communs lors des rencontres ministérielles, et on voit mal ce qui pourrait changer lors du sommet de septembre. Quant au sommet (virtuel) de l’OCS qui vient de se tenir, la présidence indienne a refusé de reprendre à son compte certains paragraphes sur les nouvelles routes de la soie auxquels tenait naturellement la Chine. Pourtant, si l’on fait la part de l’esbroufe, le refus de condamner la Russie après l’invasion de l’Ukraine, qui a tant irrité les Occidentaux, s’est avéré payant : New Delhi achète le pétrole russe à prix sacrifiés, ce qui permet de contenir l’inflation. Quant aux Américains et aux Européens, ils ont trop besoin de l’Inde face à la Chine pour lui appliquer les sanctions secondaires dont sont menacés nombre d’États de moindre importance. Le succès de la visite d’État à New York et Washington de Narendra Modi, pour qui les Américains ont mis les petits plats dans les grands, et son invitation à la tribune du défilé du 14 juillet à Paris, montrent assez le rôle de pivot que joue l’Inde aujourd’hui.

Pour l’instant, ce funambulisme diplomatique, appuyé sur la première population mondiale et une croissance économique soutenue, fonctionne. Savoir en revanche jusqu’où l’Inde pourra jouer sur tous les tableaux sans risquer d’y perdre un jour en étant contrainte de lever l’ambiguïté est en revanche bien difficile à prédire.
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