ANALYSES

Quel avenir pour l’héritage politique de Silvio Berlusconi ?

Tribune
17 juin 2023
Par Fabien Gibault, enseignant à l’université de Bologne et de Turin (Italie)

Depuis 1994, le Cavaliere était une figure de proue du paysage politique italien. Son décès lundi 12 juin tourne une page historique et ouvre potentiellement une nouvelle ère, dans l’ombre d’une culture berlusconienne toujours présente.

Silvio Berlusconi, créateur du bipolarisme italien

L’arrivée du Cavaliere sur la scène politique en 1994 est un événement central. Pour l’Italie, c’est l’avènement de la “deuxième République” et la fin de la suprématie de la Démocratie chrétienne, totalement décimée par l’opération mani pulite (mains propres) de la magistrature contre les rapports entre politiques et mafia. Silvio Berlusconi saisit l’occasion et Forza Italia avec l’aide de son ami de toujours Marcello dell’Utri. Ce nom de parti, singulier pour l’époque, est emprunté au monde du football. C’est la méthode Berlusconi, proposer à la population une offre nettement moins institutionnelle, plus populaire, voire ignorante (adjectif qui, durant les trente dernières années, est passé de la honte à la fière revendication).

Sa discesa in campo (son entrée sur le terrain) redessine le paysage politique italien en deux blocs opposés : la gauche et la droite. Ce nouveau schéma bipolaire n’est pas la seule révolution apportée par Silvio Berlusconi. La droite change et laisse son identité pieuse et traditionaliste pour embrasser le monde du spectacle et une désacralisation générale des valeurs. La communication se modernise pour une société perçue comme tournée vers le futur. C’est la promesse d’une Italie plus créative, décomplexée et surtout plus libérale, avec un seul slogan (que monsieur Berlusconi tiendra jusqu’à sa mort) : “moins d’impôts pour tous”.

Cet adage ne sera jamais appliqué, mais la mentalité, elle, a bien changé. Si les procès pleuvent sur Silvio Berlusconi, peu de condamnations arrivent, faute de temps pour la magistrature. Il faut dire que pour certains délits (comme l’évasion fiscale), la prescription est rabaissée à 5 ans par le gouvernement du Cavaliere. Ainsi, si condamnation il y a, celle-ci est déjà prescrite en appel. Puis arrive le Rubygate, l’affaire de prostitution de mineurs. Là encore, Silvio Berlusconi s’en sort grâce au soutien de ses alliés (qui votent en sa faveur au parlement), aux vices de forme et aux témoins absents à la dernière minute.

Peu ou pas de condamnations pour Silvio Berlusconi, tout du moins légalement. Moralement, il devient la caricature de celui qui se plaint constamment du fisc italien et qui rêve d’un pays sans “juges rouges”. Le procès de son associé et ami Marcello dell’Utri atteste de ses rapports avec la mafia sicilienne : Vittorio Mangano, reconnu comme étant l’un des principaux représentants de cosa nostra au nord de l’Italie, travaille directement dans la propriété de Silvio Berlusconi. Difficile de ne pas voir un rapport étroit entre l’homme politique et la criminalité organisée.

L’image de l’Italie est entachée par les frasques de Silvio Berlusconi, au point de lui demander de quitter son poste de président du Conseil afin d’éviter que le manque de confiance des marchés étrangers ne finisse par avoir un impact irrémédiable sur l’économie italienne : c’est le début de la longue période des gouvernements de tecnici, d’experts, comme Mario Monti.

L’histoire de Silvio Berlusconi est pleine de contraste. Adulé par certains, détesté par d’autres, même ses funérailles font polémiques. Si les obsèques nationales ne posent pas de problèmes et font l’unanimité, la semaine de deuil national instaurée Giorgia Meloni n’est pas acceptée par tous. Il faut dire que, dans l’histoire de l’Italie, peu de personnes ont eu le droit à cet honneur, pas même les juges Falcone et Borsellino, assassinés par la mafia en 1992. Cette décision forte de madame Meloni est aussi une stratégie politique de manière à se rapprocher de l’électorat forziste.

Giorgia Meloni, l’héritière du berlusconisme

Giorgia Meloni est fille de cette mentalité où l’impôt est perçu comme “une main qui vient vider les poches des Italiens”, dixit Silvio Berlusconi. Madame Meloni y va-t-elle aussi de sa métaphore dans la même lignée. Lors d’un discours à Catane le mois dernier, elle a parlé des taxes comme d’un “racket de l’État” que subissent les Italiens. Une phrase qui peut surprendre de la part d’un chef de gouvernement, surtout dans un pays où l’évasion fiscale est évaluée à plus de 100 milliards d’euros par an. C’est là que nous pouvons voir l’héritage berlusconien : l’idée que chacun peut réussir s’il est assez fourbe, mais que tout le monde n’est pas Silvio Berlusconi. L’idée que tout peut s’acheter, il suffit de réussir et d’être du bon côté. Un genre de rêve américain version italienne, qui a fasciné et qui fascine toujours par sa potentielle accessibilité.

Giorgia Meloni est l’héritière de Silvio Berlusconi non seulement pour le fond, mais aussi pour la forme : toujours en campagne, toujours prête à une phrase provocatrice qui fera parler d’elle et satisfera un électorat qui ne jure que par les leaders forts, les modèles et référents.

Madame Meloni sera logiquement celle qui récupérera une grande partie de l’électorat berlusconien. La seule différence notable d’un point de vue politique entre les deux leaders est que Silvio Berlusconi n’a jamais été anti-européen, bien au contraire. L’aile modérée de Forza Italia pourrait donc rester dans le parti (s’il survit) ou voter pour un centre plus modéré. Matteo Renzi (Italia Viva) n’a pas caché sa sympathie pour les positions politiques de Silvio Berlusconi lors des dernières semaines, il pourrait récupérer quelques électeurs et tenter de se relancer : l’ex-président du Conseil est à moins de 2% actuellement.

Mais tout dépend de la capacité de Forza Italia à avoir une incidence sur la droite italienne. Il est évident que la présence de ce parti dans la coalition du gouvernement est aussi une garantie modérée qui sert à Giorgia Meloni. L’idée de placer Antonio Tajani comme leader de Forza Italia (et dans un rôle de figurant) n’est pas à exclure, même si la tendance actuelle porte à une autre personne.

Marta Fascina aux rênes de Forza Italia (?)

Le futur de Forza Italia est incertain : sans son fondateur et meneur, difficile de voir cette formation politique tenir encore longtemps sans être absorbée par la concurrence. Surtout que le parti n’est plus un protagoniste important : Forza Italia plane autour de 7-8%, pas plus. Pour l’instant, le parti semble vouloir résister et continuer par une gestion familiale. La dernière compagne de Silvio Berlusconi, Marta Fascina, est pour l’instant la personne choisie pour reprendre le parti créé par son ex-époux. Elle a toutes les prérogatives pour ce rôle : jeune et rappelant l’ancien leader, par son rapport affectif. Marta Fascina a une certaine notoriété auprès des électeurs. Pour mémoire, elle fut élue députée en 2018 en Sicile sans jamais faire un discours et sans jamais mettre les pieds sur l’île. Tout un symbole de la confiance (aveugle) que certains Italiens avaient en Silvio Berlusconi.

Une troisième République (?)

Silvio Berlusconi fut l’artisan principal de la deuxième république, et peut-être l’a-t-il également clôturée. Les dernières années ont déjà annoncé certains changements, notamment par l’avènement du Mouvement 5 Étoiles et du populisme au pouvoir. Nous pouvons y voir la fin définitive du bipolarisme gauche-droite : les modérés de demain seront sûrement centristes, en opposition (et certainement en minorité) aux extrêmes qui ont actuellement le vent en poupe. Le décès de Silvio Berlusconi clôt certainement la seconda Repubblica, ne laissant comme héritage qu’un populisme peu en accord avec les besoins de l’État transalpin, mais qui continue de charmer la majorité des électeurs italiens. La preuve en est lors des dernières élections municipales : un raz de marée de la coalition de droite dans toutes les villes, du nord au sud.
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