ANALYSES

L’Inde, épicentre de nombreuses révoltes

Interview
21 décembre 2020
Le point de vue de Jean-Joseph Boillot


New Delhi a mis en œuvre de nouvelles réformes de libéralisation du secteur agricole.  Cette nouvelle a créé une profonde révolte dans les classes paysannes du pays, allant jusqu’à bloquer la capitale, New Delhi. Cet événement vient s’ajouter aux nombreux mouvements de contestation qui secouent l’Inde. Point sur la situation avec Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’IRIS.

Quelles sont les raisons qui expliquent la grande révolte que connait aujourd’hui l’Inde ?

En Inde, il n’y a pas UNE grande révolte en ce moment, mais plutôt un ensemble de révoltes plus ou moins petites ou grandes. Ce n’est pas nouveau, c’est même le titre d’un roman écrit par le plus grand romancier indien, V.S.Naipaul, L’Inde. Un million de révoltes. C’est un pays remuant et habitué à être remué. Mais il est vrai que l’Inde a connu une grève générale le 26 novembre dernier qui aurait réuni près de 250 millions de personnes. Elle était appelée par une dizaine de syndicats et soutenue par toute l’opposition. Les revendications étaient assez radicales en comparaison des orientations actuelles du régime et couvraient aussi bien des allocations de revenu minimales de 7500 roupies par mois, que l’extension des programmes spéciaux de garantie d’emplois, les droits à la retraite pour tous et le retrait de tous les projets de réformes en cours dont le marché du travail et l’agriculture. On peut citer cinq facteurs sous-jacents à l’origine des révoltes actuelles et qui expliquent sans doute leur convergence exceptionnelle le 26 novembre.

Le premier concerne la situation du pays face à la pandémie de Covid-19. Près de 60% de la population aurait été infectée. Même s’il y a beaucoup moins de morts par millions d’habitants que dans les pays européens, cette très forte contagion suscite des peurs qui accompagnent les révoltes plus sectorielles. La campagne de vaccination prévue pour 2021 ne se présente pas clairement pour l’instant bien que l’Inde soit le plus grand producteur mondial de vaccins, ce qui renforce l’incertitude dans les familles et les communautés.

Un deuxième est illustré par le saccage et la mise à feu d’une usine de téléphones mobiles près de Bangalore dans le sud du pays il y a quelques jours. La Mecque de l’informatique mondiale côtoie une exploitation des travailleurs digne du XIXe siècle. Les cols bleus de cette usine de technologie assemblant des iPhone y sont extrêmement mal traités. Officiellement taïwanaise, la loi indienne oblige en réalité ce type d’entreprise à avoir des « partenaires » locaux qui gèrent plus ou moins l’entreprise et surtout des contracteurs plus ou moins véreux qui fournissent et gèrent la main-d’œuvre dite intérimaire. Ils prennent notamment des commissions confortables de sorte que le salaire net des ouvriers est de moins de 50 dollars par mois, quand il est payé d’ailleurs puisque les ouvriers se plaignaient en l’occurrence de ne pas être payés régulièrement depuis des mois. Cet exemple se retrouve un peu partout en Inde et génère des millions de petites révoltes salariales. Le paradoxe est que l’Inde est désormais un des premiers producteurs mondiaux de téléphones mobiles, surtout pour son marché, mais aussi à l’exportation grâce à des lois très avantageuses.

Une troisième source d’alimentation des révoltes est l’explosion des inégalités. Le récent rapport annuel sur la richesse mondiale par le Crédit suisse a été dévoilé la semaine dernière et il montre que l’Inde comptait 245 000 millionnaires, dont 1820 possédant plus de 50 millions de dollars. Or les Indiens les plus riches se sont encore nettement enrichis pendant la crise du Covid-19 alors qu’inversement elle frappait durement les pauvres. Ceux qui étaient ainsi juste au-dessus du niveau de pauvreté de 1,9 dollar par jour sont retombés dans les trappes à pauvreté. On estime que le pourcentage de la population indienne vivant non pas dans la pauvreté, mais dans ce qu’il faut appeler la misère, est passé de 35% à près de 50%. Les inégalités déjà particulièrement criantes dans le pays sont nettement reparties à la hausse et de plus en plus visibles. On peut s’en satisfaire en période de forte croissance pour tous. Tel n’est plus du tout le cas, au contraire, d’où une frustration qui se transforme en exaspération à la moindre occasion.

Un quatrième facteur concerne le monde rural qui a fourni le gros des troupes à la mobilisation du 26 novembre avec même une marche sur Delhi arrivée le 30 novembre pour atteindre des centaines de milliers de paysans début décembre, venant notamment des greniers à blé de l’Inde, le Punjab et l’Haryana. Le monde rural indien proteste contre trois lois en cours de discussion qui renient complètement les engagements pris par le Premier ministre actuel, Narendra Modi, en 2014, l’année de son élection. Il avait alors promis que les prix minimum garantis (MSP) couvriraient au moins 50% des coûts de revient. Les agriculteurs se sont aperçus que l’on était loin du compte et que la situation ne cessait de se détériorer. Ils considèrent même que ces trois lois vont aggraver la situation et les empêcher de vivre correctement de leur travail.

On ne peut donc pas parler d’une révolte, mais d’une multitude de révoltes qui ont exceptionnellement convergé le 26 novembre et que l’on peut résumer par l’impact d’une pauvreté multisectorielle, multirégionale, explosive et aggravée par l’épidémie dans un pays profondément divisé depuis l’élection de Narendra Modi en 2014 et sa réélection en 2019.

Le gouvernement peut-il réellement espérer retourner l’opinion publique contre la révolte paysanne ?

Le gouvernement indien ne pourra pas retourner l’opinion publique contre les manifestants des campagnes, même si les électeurs traditionnels, le noyau électoral du régime de Narendra Modi, se recrutent plutôt dans les villes et peu dans les zones rurales, et que les industriels qui le financent fortement sont les gagnants de la réforme agricole, tels que Mukesh Ambani ou Gautam Adani. Il appliquera la même méthode que le colonisateur britannique en son temps : Divide and Rule (« diviser pour mieux régner »). Mais il est peu probable qu’il puisse retourner l’opinion publique contre la révolte des ruraux, les deux tiers de la population étant directement ou indirectement reliés au monde paysan, et 80% de la population indienne souffre des mêmes difficultés.

Il est donc probable que l’on s’achemine vers une épreuve de force comme ce fut le cas avec les lois sur la terre ou sur le marché du travail que Narendra Modi avait tenté de faire adopter lors de son premier mandat entre 2014 et 2019, sans y parvenir. S’il ne gagnera probablement pas sur toutes les réformes engagées, il pourrait cette fois en conserver deux volets : sortir certains produits agricoles du système de subvention MSP et permettre aux grands industriels de renforcer leur modèle contractuel dans les campagnes, c’est-à-dire à leurs prix et à leurs conditions.

Cette révolte s’inscrit dans une période difficile pour l’Inde. Comment résumer la situation du pays ? Ces mouvements de contestations viennent-ils davantage le fragiliser ?

L’Inde est dans une situation difficile comme beaucoup de pays dans le monde. Probablement plus difficile que d’autres pays qui ont peu ou prou géré l’épidémie d’une façon coordonnée et volontariste, avec des mesures sanitaires cohérentes et des plans de soutiens économiques et sociaux. Si la mortalité semble contenue, les estimations sur la croissance indienne valident les prévisions les plus pessimistes avec un retournement réel de 10% à 15% du PIB pour l’année 2020. De plus, il n’y a pas de signaux clairs quant à une reprise pour 2021, pour autant que l’épidémie s’éclaircisse grâce à la vaccination ou parce que le virus disparaît tout seul.  Certains parlent de rebond rapide. Je note qu’un des meilleurs experts, l’ancien gouverneur de la Banque centrale, Raghuram Rajan est extrêmement inquiet de la crise financière latente et notamment de la situation des banques perclues de mauvaises dettes et donc incapables d’accompagner un nouveau cycle de crédit.

Plutôt que fragiliser le pays, on peut lire les mouvements de contestation d’aujourd’hui comme typiques de la régulation à l’indienne de ses problèmes. À la différence de la Chine. Ils font partie de la solution aux problèmes. Dans le cas des réformes agricoles, éviter des réformes qui iraient dans le sens d’une paupérisation accrue des paysans est plutôt un élément favorable sur le moyen terme. Il en est de même des garanties d’emplois publics élargis dans un tel contexte de crise, ou encore de l’augmentation des filets de protection sociale.

En revanche, le régime de Narendra Modi ne semble pas être fragilisé par ces mouvements ou par cette situation économique au vu des sondages et des élections de ces derniers mois comme au Bihar. Il n’y a pas d’opposition unie ou crédible, encore moins de programme qui fasse consensus. Sur le plan idéologique, il n’y a pas vraiment d’alternatives au radicalisme hindouiste qui s’appuie sur des boucs émissaires, en particulier sur les musulmans, pour faire oublier son incapacité à relancer le rêve de superpuissance à revenu intermédiaire et de plein-emploi qu’il avait vendu au moment des élections de 2014. Au plan diplomatique même, Narendra Modi profite et exploite à plein une position exceptionnelle face à la Chine où l’Inde apparaît comme incontournable dans n’importe quelle alliance pour la contenir.
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