ANALYSES

Afghanistan : qu’attendre des « discussions » entre les talibans et l’administration US ?

Tribune
15 mars 2019


En cette mi-mars annonciatrice d’un crépuscule hivernal imminent, quel peut bien être le sentiment de la population afghane à la lecture des satisfecit bien hardis de l’administration américaine et – pis encore assurément – des émissaires de l’insurrection radicale talibane, à l’issue d’une quinzaine de jours de discussions menées dans la capitale qatarie, laquelle abrite depuis le printemps 2013 une ambassade talibane quasi-officielle ?

« Mon temps ici a été bien utilisé. Nous avons fait des progrès et nous avons eu des discussions détaillées pour nous entendre sur des questions difficiles et compliquées[1] » clamait le 12 mars depuis Doha le très entreprenant Z. Khalilzad[2] en sa qualité de U.S. Special Representative for Afghanistan Reconciliation de l’administration Trump, ce à quoi répondait sur un ton tout aussi enjoué son « homologue » taliban Z. Mujahid en déclarant « Cette série de pourparlers a donné lieu à des discussions approfondies et détaillées sur deux questions : le retrait de toutes les forces étrangères d’Afghanistan et la prévention de tout dommage causé à d’autres personnes sur le sol afghan. Des progrès ont été réalisés dans ces deux domaines[3] ». Pour un peu, on en oublierait presque que l’on parle de l’interminable bourbier afghan, enferré dans sa quatrième décennie de crise politique, de guerres et de drames humains…

Cette bouffée d’optimisme survitaminé insufflée depuis Doha, Washington et Kandahar[4] a dû être reçue avec la réserve et la douleur que l’on imagine dans la province afghane de Badghis (nord-ouest du pays): lundi 11 mars, les autorités locales annonçaient que les attaques répétées portées ces derniers jours par l’insurrection talibane avaient ni plus ni moins réduit à néant une compagnie de l’Afghan National Army (ANA) positionnée dans le district de Bala Murghab, soit une cinquantaine d’hommes. Dix jours plus tôt, à l’autre extrémité du pays, dans la sensible province méridionale du Helmand, une autre attaque perpétrée par les talibans contre une base de l’armée régulière avait déjà fait une quarantaine de victimes. Selon les macabres décomptes repris par la presse internationale[5], plus de 120 personnels de sécurité ont perdu la vie sur les divers théâtres d’affrontement afghans lors de la première semaine de mars ; alors que l’offensive printanière annuelle de ces « étudiants en religion », généralement engagée les premières semaines d’avril avec forte intensité, n’a pas encore débuté.

Pendant ce temps-là, la hiérarchie talibane se montre visiblement plus diplomate et moins funeste du côté de Doha. Il n’est pas que l’émirat qatari à accueillir ces derniers mois quelque entreprise de dialogue avec les représentants des talibans, et ce à l’heure où le principe d’un désengagement militaire américain d’Afghanistan, plébiscité par l’administration Trump, semble a priori rencontrer, dans certaines capitales étrangères, celui d’une inéluctable association prochaine des talibans au pouvoir à Kaboul. Une double thématique qui n’apparaît guère plus anathème, nonobstant ses évidentes limites, ses dangers. La Fédération de Russie – familière de ce théâtre de crise duquel elle s’exfiltra péniblement, exsangue et éreintée, voilà trente ans- ne ménage pas ses efforts[6] et, depuis fin 2017[7] et la création du Moscow Process for political settlement in Afghanistan, transforme à cette fin Moscou, à grand renfort de forums, de conférences et de tables rondes, en un terrain neutre pour les parties prenantes désireuses d’échanger pacifiquement (mais non nécessairement sans arrière-pensée, s’entend…) sur les contours de l’Afghanistan de demain. Et tant pis si le gouvernement afghan et son Président démocratiquement élu cinq ans plus tôt (A. Ghani) demeurent largement exclus[8] – de leur plein gré ou non – de ces projets.

À l’heure où Washington se heurte à quelques limites dans ses velléités de dénucléarisation de la péninsule coréenne (dans ce qui apparaît davantage comme un camouflet malvenu pour l’impétueux locataire de la Maison-Blanche qu’une surprise pour les observateurs), l’administration américaine semble désireuse de reprendre un certain élan dans ses ambitieux projets asiatiques de pacification en prenant appui – un pari bien osé – sur la matrice afghane du moment.

Si la patience du successeur de B. Obama est déjà soumise à rude épreuve par la dictature nord-coréenne et ses très déplaisantes manières, il est fort probable que cette dernière soit a minima autant éprouvée par le très complexe échiquier afghan et sa multitude d’acteurs (domestiques et régionaux) au jeu proverbialement retors, sujet à ajustements permanents quand il n’est pas sujet à caution…

Au milieu de ce maelström d’intérêts croisés voire contradictoires, d’agendas respectifs aussi compatibles que le feu et l’eau et où la confiance entre les parties demeure une notion dépourvue de sens, la population afghane – par ailleurs toujours dans l’attente du résultat du scrutin législatif organisé en octobre dernier et de la confirmation de l’organisation des élections présidentielles en juillet – ne prend plus son mal en patience, mais se désespère de tant d’entreprises extérieures passant outre ses intérêts. Avec résignation et en décomptant quotidiennement ses disparus, ainsi qu’elle le fait tristement depuis quarante ans.

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[1] ‘’2 weeks of U.S.-Taliban Talks End With ‘Progress’ but No Breakthrough’’, New York Times, 12 mars 2019.

[2] Nommé à ce poste à l’automne 2018, ce diplomate américain d’ascendance afghane (originaire de la province septentrionale de Balkh) occupait préalablement les fonctions de représentant permanent des États-Unis auprès des Nations unies (2007 à 2009) ou encore d’ambassadeur en Afghanistan (2003 à 2005).

[3] New York Times, 12 mars 2019.

[4] Sud de l’Afghanistan ; le berceau politique de clanique des talibans afghans.

[5] New York Times, 12 mars 2019.

[6] À l’instar de la session de travail réunissant début février dans le cadre somptueux du President Hotel de Moscou (tout un symbole…) une cinquantaine de participants, dont une importante délégation afghane, où l’on retrouvait à la fois une dizaine d’émissaires talibans (!) et l’ancien chef de l’État H. Karzai.

[7] Sous la houlette de Z. Kabulov, l’envoyé du président Poutine pour l’Afghanistan.

[8] ‘’In Moscow, Afghan Peace Talks Without the Afghan Government’’, The New York Times, 4 février 2019.
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