ANALYSES

L’Europe et la « crise migratoire », une question de valeurs

Le mini-sommet européen du 24 juin à Bruxelles organisé pour adresser la « crise migratoire » n’a pas permis de déboucher sur une solution à 28. En s’éloignant des valeurs que sont le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance et la solidarité – énoncées dans l’article 2 du traité de l’Union Européenne –, c’est tout le sens du projet européen qui risque de se perdre.

L’absence de conclusions communes au terme du mini-sommet européen qui s’est tenu ce dimanche à Bruxelles consacre un peu plus les divergences et tensions qui opposent les Etats et les institutions de l’Union sur le dossier migratoire. Les pays du groupe de « Visegrad » (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) sont allés jusqu’à « boycotter » l’évènement, adoptant ainsi une stratégie de la chaise vide qui symbolise à la fois leur défiance à l’égard de la chose européenne et leur refus de toute logique de solidarité sur ce dossier migratoire.

Un sens de l’irresponsabilité qui ne leur est pas propre, comme l’atteste l’épisode de l’Aquarius. Au-delà de la condamnation politique et morale de l’Italie et de Malte qui ont réfusé l’accès à leurs ports, le jeu des hypocrisies a prévalu sur les obligations juridiques à l’égard de l’Aquarius : le devoir des Etats européens de porter assistance aux personnes en détresse en mer – en leur offrant un lieu sûr dans des délais raisonnables – découle directement du droit international de la mer [1]. La France n’est pas en position de donner une quelconque leçon de morale européenne à l’Italie. Pour justifier son silence assourdissant, malgré la proximité de ses côtes et de ses ports, la France s’est engluée dans une série d’arguties juridiques qui contribuaient in fine à légitimer le discours anxiogène sur l’accueil des réfugiés, réduits à une menace sécuritaire et identitaire. Une décision élyséenne ni à la hauteur des valeurs républicaines et européennes, ni en harmonie avec le discours qu’avait Emmanuel Macron en tant que candidat à l’Elysée. Le geste humanitaire du gouvernement espagnol à peine formé par la gauche sauva l’honneur de l’Europe, sans pouvoir apporter de solution pérenne à une crise migratoire qui nourrit la crise existentielle dans laquelle s’enfonce chaque jour un peu plus l’Europe depuis le débat sur le traité de Maastricht au début des années 1990, puis sur la Constitution européenne une dizaine d’années plus tard.

L’onde de choc populiste ou national-identitaire qui a amené Donald Trump à la Maison Blanche traverse également le Vieux continent d’Est en Ouest et du Nord au Sud. Si cette défaillance collective nourrit les replis et les populismes nationaux, les réponses de nature essentiellement technocratiques – il n’existe pas de « boite à outils » magique pourrait-on rétorquer – ne sont pas à la hauteur des enjeux foncièrement politiques et axiologiques. Car dans cette « crise migratoire » cristallisée autour du bassin méditerranéen, c’est aussi le sens du projet européen qui se perd, c’est le doute d’un destin commun qui s’instille plus que jamais. Quelle Europe voulons-nous ? Une forteresse repliée sur elle-même tel un village fictif dans un monde globalisé ou une Europe réaliste (car oui, les flux de migrants et de réfugiés peuvent représenter une chance pour le Vieux continent) et solidaire, digne de ses valeurs fondatrices, celles-là même qui lui ont permis de recevoir le prix Nobel de la paix (en 2012) ?

Derrière ce questionnement, c’est la question de l’identité européenne qui se pose avec force. Celle-ci doit se libérer des passions tristes renouant avec le mythe de la pureté des origines – civilisationnelles, ethniques, religieuses, etc. – pour mieux renouer avec son essence humaniste et cosmopolite, conforme aux fondements axiologiques de la construction européenne rappelés en ces termes par l’article 2 du traité UE : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes. ». Partant, tout accord ou dispositif européen tendant à repenser le règlement de Dublin, ou à instituer un droit d’asile européen, devra porter la marque de ce socle de valeurs. Dans le cas contraire, c’est l’idéal européen qui s’en trouvera dénaturé.

En attendant, l’incapacité des Etats européens à apporter une réponse commune à la hauteur des valeurs censées incarner leur projet politique trahit leur inconsistance. Celle-ci se traduit par la prévalence de choix guidés par des considérations égoïstes et courtermistes qui s’avèrent contre-productives et relativement inefficaces. Ainsi, et suivant un schéma qui risque de se répéter, une semaine à peine après l’arrivée en Espagne des 630 migrants à bord de l’Aquarius, un nouveau bateau – le Lifeline – transportant près de 200 migrants cherche un port européen où accoster…

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[1] Voir les amendements à la convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes de 1979, dite convention «SAR», adoptés par l’Organisation maritime internationale (OMI).
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