ANALYSES

Pourquoi les Chinois s’épuisent dans une stratégie de conquête spatiale déjà dépassée

Presse
17 juin 2013
La Chine, qui ambitionne de devenir une puissance spatiale de premier rang, a lancé le 11 juin dernier un nouveau vol habité en direction de son module orbital expérimental, ont rapporté lundi les médias officiels. S’agit-il d’une avancée spectaculaire ou simplement une mise à niveau par rapport aux deux autres grandes puissances spatiales que sont la Russie et les Etats-Unis ?

Jean-Vincent Brisset  : L’un des meilleurs points de comparaison entre les puissances spatiales est la date à laquelle les "Premières" ont été effectuées. L’enchaînement des grands progrès dans la conquête de l’espace a été parallèle quand les Etats-Unis et l’U.R.S.S. étaient en compétition. L’écart entre les deux superpuissances de l’époque était même assez limité : 128 jours entre les deux premiers satellites (1957/1958), 23 jours seulement entre les premiers vols d’êtres humains (en 1961). Par la suite, les choix ont été différents. Si la première sonde lunaire a été soviétique (Février 1966, plus de cinq ans avant les Américains), les seuls à avoir envoyé un homme sur la Lune sont ces mêmes Américains. On peut aussi attribuer à ces derniers le premier arrimage dans l’espace (mars 1966), plus de cinq ans avant leurs concurrents de l’époque. Quant à la première station spatiale, elle a été soviétique (avril 1971), deux ans avant les Américains. Enfin, au GPS (1990) a répondu (partiellement) le Glonass, avec un an de retard.


Le premier lancement réussi d’un satellite chinois a eu lieu en 1970, douze ans après les premiers satellites des Grands. On aurait pu croire que l’écart allait se réduire, ou, au pire, se maintenir. Dès le début des années 1960, Mao avait initié un programme très ambitieux, comprenant des vols habités. Mais les priorités ont rapidement changé au profit du seul spatial (et balistique) militaire, l’un des très rares domaines, avec le nucléaire, à être protégé contre les folies destructrices de la Révolution Culturelle. Depuis 1970, les "Premières" de la République Populaire de Chine ont lieu, en moyenne, quarante ans après ce qui a été fait par les pionniers. Curieusement, cet écart sur les points marquants ne se résorbe pas. La première station spatiale permanente chinoise est ainsi prévue pour 2020. C’est d’autant plus surprenant que les moyens attribués par l’Etat chinois ne manquent pas et que l’agence spatiale du pays (CNSA, Chinese National Space Administration) bénéficie d’un défrichage largement disponible, quand il ne s’agit pas, purement et simplement, de transferts de technologie comme ce fut le cas pour les véhicules habités.


La Chine fait-elle aujourd’hui partie des grandes puissances spatiales ? Est-elle vraiment au même niveau que les Etats-Unis et l’Europe ?

Il y a aujourd’hui trois puissances spatiales qui sont au dessus des autres. Les Etats-Unis et la Russie ont fait la démonstration de capacités remarquables dans le domaine des vols habités et de l’exploration lointaine, en plus de capacités de lancements de satellites de toutes tailles et de toutes caractéristiques orbitales. L’Europe a suivi un chemin différent. Elle a d’abord voulu rivaliser avec les deux Superpuissances, en espérant se lancer dans des programmes habités. Incapable de travailler de manière unitaire sur ce créneau, elle s’est concentrée sur un autre secteur, celui du lancement de satellites, principalement commerciaux. Elle a fort bien réussi dans ce domaine, au prix d’un abandon de toute ambition d’autonomie dans les vols habités. Les trois grands acteurs ont réussi par la suite à mettre en commun une bonne part de leurs capacités dans certains domaines, comme la station spatiale internationale, tout en continuant de développer trois systèmes concurrents de positionnement par satellite.


La trajectoire de la Chine est bien différente. On demeure d’ailleurs frappé par l’incohérence apparente de son programme spatial. Entre 2000 et 2011, le nombre total de lancements a varié entre 2 et 20 par an. Quand on sépare les lancements civils et les lancements militaires, l’hétérogénéité est encore plus frappante. Pékin avait rêvé, dans les années 1990, de devenir le fournisseur low-cost de lancements commerciaux, en repoussant les vols habités et autres expérimentations considérées comme non rentables. Cette démarche n’a pas fonctionné. Faute d’un contrôle de qualité sérieux, la fiabilité des lanceurs chinois était trop faible. Quand les efforts nécessaires ont été faits, cette fiabilité est devenue -et demeure- excellente, mais les coûts ont augmenté et les lancements chinois ont perdu leur attractivité commerciale.


La volonté de faire du spatial l’un des démonstrateurs de puissance du pays a donc mis longtemps à s’exprimer, même si les premières recherches visant à réaliser des vols habités et des explorations lointaines avaient toujours été poursuivies dans des cercles restreints, principalement l’Armée de l’Air et les forces stratégiques. Il a fallu, au milieu des années 2000, que les dirigeants se rendent compte de ce que la réussite spatiale était un des composants de la puissance stratégique globale pour que les programmes "de prestige" puissent bénéficier de financements suffisants. A partir de ce moment, la progression a été constante. Elle ne semble pourtant pas donner de résultats à la hauteur des efforts consentis. Le retard constaté sur ces grandes aventures ne semble pas se résorber, alors même que les initiateurs, Etats-Unis et Russie ont arrêté de faire la course en tête.


Alors que la Nasa confie des missions à des sociétés commerciales, les sociétés privées sont-elles l’avenir de la conquête spatiale ?

Il n’est pas possible de donner une réponse globale à cette question. Pendant longtemps, en particulier aux Etats-Unis, le spatial civil, à visée commerciale, le spatial militaire et le spatial scientifique ont été intimement mêlés, chacun apportant sa brique à l’édifice. En contrepartie, la volonté de multiplier les capacités a entraîné des surcoûts dans chacun des segments.


Dans le cadre des réductions de crédits et de la recherche de moindres coûts, le recours à des sociétés commerciales qui ne recherchent pas l’excellence, mais plutôt le meilleur rapport coût efficacité et le profit, est tout à fait logique. En contrepartie, il ne faut pas demander à ces sociétés de se lancer dans des projets révolutionnaires, ni dans des expérimentations à risque. Bien plus que l’avenir de la conquête spatiale, les sociétés privées sont l’avenir de la vulgarisation de l’utilisation de l’espace.


La Chine devrait-elle développer des projets industriels privés ? N’a-t-elle pas finalement une course à l’espace de retard ? 

A ce jour, la Chine a très clairement un retard technique qui se chiffre en décennies, trois ou quatre, dans le domaine de la course à l’espace. Bénéficiant de l’expérience des vrais pionniers, de moyens importants, d’une volonté politique et, surtout, de l’abandon des coureurs de tête, elle devrait réduire progressivement ce retard. Toutefois, la volonté d’un retour des Etats-Unis sur ce créneau, qui semble se faire jour depuis quelques temps, pourrait rouvrir la faille. Les projets d’exploration hors du système solaire dont on commence à reparler sont encore loin des possibilités de la Chine qui a encore à montrer qu’elle pourrait faire faire quelques pas sur la Lune à un taïkonaute. L’émergence d’une compétition dans ce domaine avec l’Inde et le Japon pourrait aussi faire bouger les lignes.


Le développement, en Chine de projets industriels privés visant à "rentabiliser" l’espace semble peu probable avant de nombreuses années. L’industrie du spatial est, encore actuellement, sous la responsabilité quasi exclusive d’entreprises d’Etat appartenant aux deux conglomérats étatiques militaro-industriels que sont CAST (China Aerospace Science and Technology Corporation) et CALT (China Academy of Launch Vehicle Technology). Même si une timide évolution de ces entités se dessine doucement, l’imbrication des programmes militaires et des programmes civils demeure difficile à dénouer. On pourrait cependant assister à la création d’une ou plusieurs entreprises présentées comme complètement dissociées du monde militaire.


En effet, les embargos en cours sur les ventes d’armes interdisent, dans la pratique, les coopérations entre les acteurs occidentaux de l’espace et les conglomérats civilo-militaires chinois. Le même problème se posait dans le monde de la construction aéronautique. La création tout à fait artificielle d’une entreprise n’affichant aucun lien avec le monde militaire, la COMAC, a permis aux exportateurs occidentaux de contourner les embargos et à l’aéronautique chinoise d’avoir accès aux technologies qu’elle était incapable de développer de manière indépendante.