ANALYSES

Chypre : une présidence européenne sous tension gazière ?

Tribune
9 octobre 2012
La partie Est de la Méditerranée a récemment fait l’objet de l’une des découvertes gazières les plus importantes des deux dernières décennies. L’U.S Geological Survey estime que le bassin du Levant situé entre Chypre et Israël pourrait contenir environ 3400 milliards de m³. A titre de comparaison, l’ensemble des pays de l’UE(1) disposerait d’environ 2400 milliards de m³.

Ce nouveau gisement agit comme catalyseur des tendances géopolitiques en cours d’évolution dans la région. Israël, dont l’exclusivité sur les champs de Tamar et Léviathan (estimés à 700 milliards de m³) est contestée par le Liban, a signé avec Chypre en décembre 2010 un accord délimitant leurs zones économiques exclusives (ZEE) voisines afin de faciliter la prospection. Cet accord est contesté par la Turquie dont le chef du gouvernement a déclaré qu’il entendait « empêcher Israël d’exploiter unilatéralement les ressources naturelles » de cette région(2). Ankara considère comme une « provocation » la décision prise par Nicosie d’exploiter les gisements au large de ses côtes sans accord avec la République Turque de Chypre Nord. Le ministre chargé des Affaires européennes a déclaré que des navires turcs seraient envoyés dans la zone afin de dissuader Chypre d’y poursuivre des recherches.

Le tenant de la présidence européenne se trouve au cœur d’une logique de recomposition des alliances sur la rive Est de la Méditerranée alors qu’Israël, confronté à la détérioration de ses relations avec la Turquie et aux déstabilisations régionales occasionnées par le « printemps arabe », cherche de nouveaux partenaires parmi ses voisins. La Grèce et Chypre sont particulièrement visées. Le 16 février 2012, lors de la première visite d’un Premier ministre israélien sur le sol chypriote ont été discutées les possibilités de coopération gazière et d’accroissement de la sécurité énergétique dans les deux Etats. Le rapprochement s’opèrerait également sur le plan militaire, des accords de défense auraient été signés cette année, selon certains journaux des deux pays(3), lors de la visite officielle du Ministre de la Défense chypriote en Israël. La question d’une présence militaire aérienne israélienne à Chypre serait également en discussion(4).

Chypre est le seul Etat membre de l’UE à se considérer aujourd’hui comme un territoire occupé. L’île est divisée depuis son invasion en 1974 par l’armée turque et l’auto-proclamation en 1983 de la « République turque de Chypre Nord » (RTCN) reconnue par la seule Turquie, qui y maintient environ 40 000 soldats. La question chypriote demeure un obstacle majeur au processus d’adhésion de la Turquie à l’UE et les relations entre les deux Etats sont tendues, à tel point que la Turquie a annoncé la rupture de toute relation avec la présidence de l’UE tant que celle-ci serait assurée par Chypre.

Lorsque la compagnie américaine Noble Energy (qui exploite également une partie des champs israéliens) a effectué, en septembre 2011, les premiers forages sur la plateforme Aphrodite au large des côtes chypriotes pour le compte de Nicosie, Ankara a répliqué en concluant la même semaine un accord avec la RTCN délimitant leur frontière maritime commune et autorisant les Turcs à conduire des missions exploratoires dans les eaux chypriotes, y compris la partie Sud de celles-ci. La Turquie a envoyé à la suite de cet accord un navire de recherche d’hydrocarbures au large de l’île ainsi que plusieurs F-16 survoler la plate forme de forage chypriote. Nicosie a lancé il y a quelques mois une deuxième phase d’attribution de licences pour 11 nouvelles concessions. Une quinzaine de compagnies et consortiums internationaux ont exprimé leur intérêt. Le gouvernement turc a alors averti que les compagnies collaborant avec Chypre ne pourraient rejoindre aucun projet énergétique en Turquie et qu’il ne permettrait en aucune circonstance la conduite d’activités d’exploration ou d’exploitation dans les zones disputées sans son autorisation. Ankara a également dénoncé la violation par un appareil israélien de l’espace aérien de la RTCN en mai 2012 et répliqué par l’envoi de plusieurs patrouilles aériennes.

Cette découverte gazière ouvre de nouvelles perspectives pour l’économie chypriote. Malmenée en raison de ses liens forts avec l’économie grecque, Chypre a déjà du effacer deux milliards d’euros de dette grecque et a connu en 2009 sa première récession depuis 30 ans. Les agences de notation, en dégradant sa note et en reléguant le pays dans la catégorie des investissements spéculatifs, lui ont interdit l’accès aux marchés financiers internationaux. Le 23 juin Chypre a informé les autorités de l’UE qu’elle allait demander une assistance financière. La manne gazière lui semble une porte de sortie alors qu’elle souhaiterait éviter un prêt européen assorti de conditions qui pourraient remettre en question le statut de quasi paradis fiscal de l’île dont l’impôt sur les sociétés est le plus bas d’Europe (10%). Mais le gaz ne pourra être vendu avant au moins huit ans, le temps de mettre en place les infrastructures nécessaires.
En quête d’alternatives, Chypre s’est tournée vers la Russie avec laquelle les liens sont étroits. Bon nombre de membres de la classe politique chypriote, dont l’actuel président Demetris Christofias, ont été formés en ex-URSS et le principal parti chypriote, l’AKEL, est d’inspiration communiste. La Russie qui a d’importants intérêts économiques dans l’île, plate forme offshore pour ses sociétés, mais qui s’intéresse aussi de près à ses champs gaziers (plusieurs compagnies russes sont sur les rangs pour l’exploitation des gisements) a ainsi accordé un prêt de 2,5 milliards d’euros à Chypre pour boucler son budget 2012. Des pourparlers seraient en cours selon certains officiels chypriotes (5) pour un deuxième prêt de 5 milliards d’euros (le PIB chypriote est de 19 milliards). L’aide de Moscou pose la question des contreparties qu’elle implique. Alors même que des voix s’élèvent en UE contre une trop forte influence énergétique de la Russie sur l’Union, les liens de sa présidence avec celle-ci pourraient s’avérer gênants.

Combien de temps cette question gazière pourra-t-elle rester du seul ressort national chypriote, alors même que le pays assure la présidence de l’Union jusqu’au 31 décembre 2012 ? La montée des tensions avec la Turquie dessert le processus d’adhésion de celle-ci à l’UE, question déjà sensible. La Haute représentante Catherine Ashton est déjà intervenue notamment via l’un de ses porte-parole qui a appelé « la Turquie à s’abstenir de toute sorte de menaces, ou sources de frictions, ou d’actions qui pourraient affecter de manière négative » ses relations avec Chypre « en ce qui concerne les forages pétroliers »(6). Le renforcement affiché des liens chypriotes-grecs mais aussi grecs avec Israël va à l’encontre de la politique générale de l’Union qui cherche surtout à construire de bonnes relations dans la région, notamment avec les nouveaux régimes issus du « printemps arabe », dont les relations avec Israël sont souvent tendues. Entre le soutien à l’un de ses membres et ses intérêts régionaux, l’UE pourrait se retrouver en porte–à-faux. Parallèlement aux enjeux de voisinage se pose une question énergétique stratégique : ces nouvelles réserves aux portes de l’UE pourraient servir la diversification de son approvisionnement en gaz, alors même que la production offshore diminue en mer du Nord et que l’UE verra sa dépendance aux importations augmenter lors des prochaines décennies. Cet enjeu a bien été perçu par Chypre et Israël qui ont lancé en mars une étude de faisabilité pour la construction d’un câble électrique entre les deux pays, qui pourrait se prolonger vers la Grèce, connectant ainsi Israël au réseau électrique européen. Nicosie et Tel-Aviv envisagent déjà une exportation future de leur gaz vers l’UE, par la voie de terminaux de liquéfaction.

(1) BP Statistical Review of World Energy.
(2) Entretien du 9 septembre 2011 avec la chaîne de télévision Al-Jazira.
(3) Israël flash 01/04/2012 Israël : Accord militaire signé hier entre Chypre et Israël, Exercice tripartite, Israël, Grèce, Chypre pour protéger les gisements de gaz
(4) Famagusta Gazette 28/09/2012 Israel eyes for Cyprus military air base, UPI 8/02/2012 Israel seeks Cyprus base to guard gas zone
(5) AFP 06/07/2012 Chypre a demandé à la Russie un crédit de 5 milliards d’euros
(6) AFP 19/09/2011. Gaz : l’exploration débute à Chypre, Ankara va riposter