ANALYSES

Les notes de musiques, ou : de l’analyse spectrale dans la stratégie chinoise classique

Tribune
17 juillet 2009
Au passage, T’ai-tsong évoque une question qui peut paraître aujourd’hui saugrenue : quel rapport entre les notes de musique et la stratégie ? Plus précisément, T’ai-tsong questionne Li : « On symbolise parfois les formations des quatre animaux héraldiques des orients par quatre note de la gamme, chang, yu, tcheu, kiao. Dans quel but ? (3) ». La réponse de Li est lapidaire : « D’induire en erreur ! ». Et Li explique : « […] Non contents de donner aux dispositifs stratégiques le nom des quatre animaux, les anciens ont trouvé le moyen de brouiller encore davantage les choses en leur accolant les symboles représentés sur leur bannières – Ciel, Terre, Vent, Nuages –, y adjoignant de surcroît les notes associées à leurs éléments correspondants, ainsi que des paires : note chang-élément métal, note yu-élément eau, note tcheu-élément feu, note kiao-élément bois. Si on les garde, on ne peut aller plus loin dans l’art de confondre les esprits ; mais si on les abandonne, on se prive du moyen de tirer profit de la cupidité et de la bêtise humaines. »
On peut difficilement être plus clair. Et T’ai-tsong de passer en revue avec Li quelques unes des formules numérologiques qui fleurissent dans la littérature militaire chinoise : les douze formations du zodiaque, les six fleurs, les cinq éléments, …(4)
Li se montre en général critique sur l’emploi abusif de ces figures numérico-allégoriques, comme par exemple dans sa réponse à T’ai-tsong qui l’interroge sur l’usage des « huit formations » : ciel, terre, vent, nuage, dragon, tigre, oiseau et serpent (p.495) : « Ils sont tout simplement le résultat d’une erreur d’interprétation transmise de génération en génération. » Certaines figures trouvent cependant grâce à ses yeux, en particulier les dualités fondamentales : male / femelle, rond / carré, et bien sûr leur expression ultime dans la dialectique Yin / Yang.

Si, pour éclairer la question de l’usage des notes de musiques posée par T’ai-tsong, l’empereur et son général s’étaient référés, comme ils le font constamment dans leur discussion, au maître incontesté Sun-tzu, ils n’en auraient trouvé chez ce dernier qu’une brève mention, au chapitre V (p. 104) : « Bien qu’il n’y ait que cinq notes, cinq couleurs et cinq saveurs fondamentales, ni l’ouïe, ni l’œil ni le palais ne peuvent en épuiser les infinies combinaisons. » Il semble qu’ici Sun-tzu soit surtout fidèle à sa prédilection évidente pour le chiffre 5, lui qui identifie cinq facteurs de la guerre (ch. I), cinq cas pour la victoire (ch.III), cinq éléments de l’analyse stratégique (5) (ch.IV), cinq traits de caractère qui présentent un danger pour un général (ch. VIII) ou cinq sortes d’attaques par le feu (ch. XII) (6).
Le fait de citer les cinq notes de la gamme pentatonique chinoise est donc naturelle dans ce contexte, même si Sun-tzu ne va pas plus loin dans l’explication.

Une première élaboration de ce concept nous est donnée par le « traité militaire de maître Wou » (7). Lui aussi accorde une importance visible au chiffre 5 : il identifie par exemple cinq sources de conflit (p.148), cinq sortes de guerre (p.148), cinq corps militaires (p.149) ou cinq points qui doivent retenir l’attention du général (p.165).
Wou nous livre une description très précise de l’usage d’instruments de musique pour le combat (p.169) : « La manœuvre des troupes au combat est réglée, de jour, par les mouvements des différents drapeaux et bannières, de nuit, par le son des différents instruments – tambours, cloches et sifflets. Lorsque l’officier agite son drapeau à gauche, les soldats font mouvement vers la gauche, à droite, vers la droite. Au son du tambour, ils avancent, de la cloche, ils s’arrêtent ; un coup de sifflet, ils se mettent en mouvement, deux coups, ils se regroupent. Tout homme qui n’obéit pas aux ordres est exécuté. » Cette description très précise nous renseigne sur la manière de faire des armées chinoises de son époque, mais nous restons là dans le domaine de la transmission acoustique d’ordres, dans un contexte tactique, et qui n’est pas très différent de l’usage du clairon dans les armées françaises naguère.

Il faut aller chercher dans un autre des « sept traités » pour trouver une approche plus fondamentale : dans « L’art du commandement du commandant Leao ». On trouve dans ce traité une mention qui confirme l’usage tactique des instruments décrit par Wou, mais lui donne une perspective très différente (p.274) :
« Le tambour du général en chef est accordé à la note chang du diapason, celui du général de division à la note kiue, celui du commandant est le petit tambour à manche. Lorsque les trois sortes de tambour jouent de concert, les coeurs du général en chef, des généraux de division et des commandants battent à l’unisson. »
En première analyse, on peut supposer que l’identification de la note jouée par les différents instruments permettait aux officiers et soldats (au moins à ceux qui avaient l’oreille suffisamment exercée) de reconnaître l’origine de l’ordre acoustique, et donc de savoir si le mouvement tactique qu’ils avaient à effectuer leur était commandé par le général en chef ou par un commandant subordonné. Un tel dispositif permettait aussi aux différents niveaux de commandements de transmettre leurs ordres sur des fréquences différentes : on est donc en présence d’une situation de partage rudimentaire du spectre des fréquence, question dont on sait combien elle revêt de difficulté aujourd’hui, à l’ère de la numérisation tous azimuts.
Mais il y a plus : nous passons, avec Wou, de l’usage des instruments pour la manoeuvre à une réalité d’un autre ordre, puisqu’il s’agit cette fois de faire « battre à l’unisson » les cœurs des commandants. L’harmonie du commandement est donc ici le but recherché, à la fois sans doute comme condition concrète de la cohérence de l’action militaire sur le terrain, mais plus profondément, comme signe de l’inscription de l’action du stratège et de ses subordonnés dans une harmonie plus vaste, gage d’une légitimité universelle.

Cet élargissement de la perspective nous est confirmé par un autre traité : « Les six arcanes stratégiques du Grand-duc Wang ». Alors que les autres traités ne nous donnent que des indications succinctes sur notre question, le traité du Grand-duc Wang y consacre un chapitre entier, quoique bref (Ch. XXVIII : Les notes de musiques – pp. 400-401).
Wang place d’emblée la réflexion à un niveau de haute spéculation métaphysique : les cinq notes fondamentales de la gamme pentatonique ( kong, chang, kiao, tcheu, yu ) sont en fait « l’expression subtile et quintessenciées des cinq éléments, elles fournissent la norme du mouvement cosmique. » Les cinq notes renvoient donc à la fois vers le bas aux cinq éléments qui composent la réalité terrestre : métal, bois, eau, feu et terre, qui se trouvent aussi associés à des figures stratégiques, et à la fois vers le haut à l’ « harmonie des sphères » que Wang vante ici bien avant un Kepler ou un Mersenne. L’harmonie du commandement évoquée par Leao dans un contexte tactique, trouve ici son épanouissement dans une vision cosmique.

Mais le Grand-duc Wang nous livre aussi une expérience fort curieuse (p 401) :
« Par temps clair, dégagé et sans vent, on enverra au milieu de la nuit un détachement de chevaux-légers s’approcher des lignes de défense ennemies. Parvenus à une distance d’environ neuf cents pas, les cavaliers feront halte et porteront à leur oreille la batterie complète des douze tuyaux sonores dont ils auront eu le soin de se munir. Ils pousseront alors un grand cri afin d’effrayer l’ennemi. Les tuyaux renvoient alors un son. L’émission en est des plus ténue. Si c’est la note kiao qui est renvoyée par le tube, on répondra par le Tigre blanc ; la note tcheu, par le Guerrier sombre ; la note chang, par l’Oiseau rouge ; la note yu, par la Formation en crochet ; si aucune des cinq notes ne répond dans les tuyaux, il s’agit de la note chang (8), et l’on doit opposer la formation Dragon vert. […] Il suffit de prêter l’oreille au branle-bas de combat de l’ennemi mis en alerte par nos cris. Un bruit de baguette de tambour correspond à la note kiao ; la lueur des torches à la note tcheu ; un cliquetis d’armes à la note chang ; des vociférations de voix humaines, à la note yu ; un calme complet et un silence total, à la note kong. Ces cinq manifestations fournissent les équivalents symboliques des notes. »

Cette utilisation de la musique par le truchement des « douze tuyaux (9) » pour une application militaire peut nous surprendre. On aurait cependant tort de sourire trop rapidement : l’expérience que décrit Wang est tout simplement, rapportée en termes modernes, une analyse spectrale par résonance d’un système, comme la pratique scientifique contemporaine en connaît de nombreux cas d’application, comme par exemple l’analyse par résonance magnétique nucléaire. Ici, il s’agit de résonance acoustique : Wang demande de prêter l’oreille au son rendu par le spectromètre (la série des douze tuyaux (10)) lorsque le système à analyser (l’armée ennemie) est excité par un bruit blanc (le grand cri que doivent pousser les chevaux-légers). Remarquons que le dispositif est scientifiquement tout à fait valide : appliquée à d’autres objets, la résonance acoustique est encore utilisée de nos jours, par exemple pour l’épreuve de certaines pièces métalliques (ailes d’avions ou cuves de réacteurs nucléaires).
L’originalité est qu’ici Wang propose de l’appliquer à l’analyse d’un système très particulier, puisqu’il s’agit d’une armée adverse. On peut, bien entendu, s’interroger sur la validité d’une telle expérience s’agissant d’une armée ! Mais souvenons-nous que nous sommes, avec Wang, probablement au IVè ou IIIè siècle avant notre ère. Sa démarche est d’autant plus intéressante qu’elle vise à obtenir une analyse non pas simplement élémentaire, comme le ferait une spectrométrie par résonance classique, mais une analyse structurale du dispositif adverse. Le résultat de l’analyse, sous la forme de la note qu’émet la série de douze tubes, est en effet immédiatement transcrit en termes de figure stratégique : Tigre blanc, Oiseau rouge, Dragon vert (11)… L’expérience de Wang correspond donc à une visée extrêmement élaborée, dont l‘implication stratégique est profonde (12) : « Grâce [aux notes], il est possible de tout connaître de l’ennemi. »

Wang rejoint là, avec son expérience acoustique, une préoccupation constante des maîtres chinois : il importe avant tout de comprendre les principes qui gouvernent le dispositif de l’ennemi, plutôt que de connaître sa réalisation contingente dans des circonstances données. « Poussez [l’ennemi] à l’action pour découvrir les principes de ses mouvements (13). »

Cet antique conseil de Sun-tzu peut être l’inspiration de nombreuses actions de l’adversaire irrégulier de nos guerres asymétriques, qui n’auront pas d’autre finalité que de provoquer notre réaction et, par ce fait même, le renseigner sur notre dispositif. Notons pour terminer que cet adversaire n’aura sans doute pas à utiliser les « douze tubes » de la tradition chinoise pour réaliser l’analyse acoustique de notre défense : nos propres médias s’en chargeront.

(1) Note sur les « Questions de l’empereur des T’ang », parues le 18.06.2009 sur le site www.iris-france.org et www.affaires-strategiques.info
(2) « Questions de l’empereur des T’ang » – in « Les sept traités de la guerre », traduction Jean Lévi, éd. Hachette 2008.
(3) « Questions de l’empereur des T’ang », pp.524-525.
(4) La tradition de géométrisation de la stratégie n’est certes pas perdue en Chine, comme le montre le chapitre consacré à la division enharmonique du nombre d’or dans l’ouvrage récent bien connu des colonels Quiao Liang et Wang Xiangsui, « Le guerre hors limites ».
(5) Les superficies, les quantités, les effectifs, la balance des forces et la supériorité.
(6) Mais il y aura en revanche : neuf modalités (ch. VIII) et neuf sortes de terrain (ch. XII), etc.
(7) in « Les sept traités de la guerre », traduction Jean Lévi, éd. Hachette 2008.
(8) Ou : kong ?
(9) Les douze tuyaux chinois, avant d’être un instrument d’acoustique, sont un dispositif de mesure universel, applicable par exemple aux poids. Le traducteur signale en note que le traité sur les tuyaux sonores des Mémoires historiques de Se-ma Ts’ien s’ouvre sur leur usage militaire. « En regardant au loin l‘ennemi, on sait si l’issue en sera favorable ou néfaste ; en entendant le son, on peut connaître s’il y aura victoire ou défaite. » in E. Chevannes, Mémoires historiques, t. III, p. 294.
(10) Dispositif d’analyse assez analogue aux résonateurs d’Helmholtz de nos manuels de physique élémentaire..
(11) Notons que le traducteur s’interroge sur ce que sont ces figures : s’agit-il de figures que l’expérience décèle chez l’adversaire, ou de celle que Wang préconise d’adopter en fonction de la note entendue ? Le texte ne serait pas clair sur ce point. Notre propre interprétation en termes d’analyse spectrale inciterait à retenir plutôt la deuxième hypothèse.
(12) On comprend dès lors mieux la tradition qui rapporte que le diapason (alors un tuyau de flûte) était alors considéré comme un élément stratégique, que seul l’empereur détenait. Une fois par an, il allait écouter les orchestres de ses provinces et vérifier la bonne tenue de leurs musiques. Si elles déviaient du diapason, il y avait danger d’agitation sociale, car cette déviation musicale était un signe avant-coureur de l’autre. Si au contraire, elles se conformaient au diapason, l’empereur pouvait repartir confiant (source : wikipedia).
(13) Sun-tzu – ch. VI.