ANALYSES

Thaïlande : entre impasse et déraison

Tribune
6 avril 2009
A la couleur jaune des opposants au populisme de l’ancien 1er ministre Thaksin Shinawatra, omniprésente des semaines, des mois durant (oct-décembre 2008) dans la capitale, jusqu’à bloquer les aéroports internationaux, paralyser l’économie, diviser dangereusement la nation et in fine renverser le gouvernement, s’est substituée depuis une semaine (26 mars) le rouge, étendard des « troupes » de Shinawatra, leader charismatique de l’opposition, déchu de ses droits, privé de sa fortune, en exil « volontaire » précaire aux Emirats Arabes Unis. Le caractère insolite de ces nouvelles manifestations populaires mérite un rapide décryptage, en 5 questions-réponses succinctes.

QUE SE PASSE-T-IL CES JOURS-CI DANS LES RUES DE BANGKOK ?

A peu de choses près, on peut avoir le sentiment en ce début avril 2009 de revivre, avec un trimestre de retard, l’épisode de manifestations et de contestation obstinée – jusqu’à l’absurde – du dernier trimestre 2008, lorsque des dizaines de milliers de sympathisants de la People Alliance for Democracy (PAD), groupement hétéroclite d’individus et de lobbies répondant de la classe moyenne, des élites urbaines, des milieux d’affaires, des cercles pro-monarchiques et des forces de l’ordre, avaient pendant plusieurs mois mené une guérilla invraisemblable à Bangkok même, empêchant le fonctionnement régulier du pays (2) et perturbant l’économie au plus haut point, alors même que se faisait sentir l’impact du ralentissement économique en Asie du sud-est. Aujourd’hui, ce sont les « rouges », sympathisants du Front Démocratique Uni contre la Dictature, supporters du régime évincé du pouvoir d’une façon très discutable – le déni de démocratie ne saurait être plus flagrant — contestant la légitimité du gouvernement Abhisit en employant un mode opératoire similaire (3).



DE QUOI PEUT ACCOUCHER LA CONTESTATION ACTUELLE ?

A moins du déferlement dans les rues de Bangkok, de Chang Mai, de plusieurs centaines de milliers de « chemises rouges », — une hypothèse pour l’heure très incertaine – et de débordements violents dépassant (de loin) les limites de l’admissible, une démission du gouvernement actuel – soutenu par les tenants traditionnels du pouvoir en Thaïlande (4) – paraît peu vraisemblable. Revenus aux commandes de la nation après plusieurs législatures consécutives passées à se morfondre dans l’opposition (entre 2001 et fin 2008), les Démocrates et autres alliés du 1er ministre Abhisit Vejjajiva ne sont pas disposés à baisser si tôt et si facilement les armes ; mais plutôt à s’accrocher à tout prix aux rênes de l’Etat, quel qu’en soit le coût.

Par ailleurs, éreintée par trois années (5) d’instabilité gouvernementale confinant parfois au ridicule, de manifestations monstres et de paralysie des institutions, de dégradation de l’environnement économique et de l’image du pays à l’étranger – un tort considérable en ces temps de fébrilité financière internationale –, une majorité de Thaïlandais aspirent tout simplement et avant tout à retrouver un brin de sérénité dans leur vie quotidienne. La détérioration de ces multiples paramètres économiques, sociaux et financiers justifie à leurs yeux que les demandes politiques passent après ces évidentes priorités.

QUELLES SONT LES CONSEQUENCES COLLATERALES DE CETTE FEBRILITE POLITIQUE ET SOCIALE ?

Dès avant que le tsunami financier international n’ait touché de plein fouet le sud-est asiatique, la Thaïlande et les Thaïlandais avaient déjà souffert les conséquences d’un environnement politique interne dégradé, où alternent depuis trois ans les équipes gouvernementales aux ambitions et agendas contradictoires. Une instabilité politique interdisant toute gestion économique et sociale sereine et rigoureuse… Divers secteurs de l’économie, comme le tourisme (4 millions de touristes ; 7% du PIB ; 2ème source de devises après l’exportation de matériels électroniques), ont naturellement sérieusement pâti de cette situation vulnérable, incertaine, sans perspective. Le coup d’Etat militaire de 2006, les manifestations de 2008, la fermeture des aéroports internationaux de Bangkok (6) auront sérieusement écorné l’image du pays sur la scène internationale et échaudé les investisseurs étrangers (7), lesquels observent désormais avec plus de circonspection les risques et les possibilités de retour sur investissements dans l’ancien Siam.

Une croissance économique contrariée en 2008 et 2009 (en % du PIB)

Par ailleurs, socialement, ce nouveau round d’opposition démontre combien la société thaïlandaise est désormais profondément divisée. Dans ce pays majoritairement rural (68% de la population), épris de justice sociale, des valeurs d’harmonie et de concorde héritées du bouddhisme, de respect des valeurs démocratiques et du résultat des scrutins électoraux, la mainmise des élites urbaines, industrielles, des dépositaires « traditionnels » du pouvoir est de plus en plus mal vécue, ressentie comme un camouflet. Les «chemises rouges » présentes ces jours dans les rues de Bangkok viennent majoritairement des provinces, des campagnes où l’on n’a pas oublié les « recettes » révolutionnaires mises en place par l’ancien 1er ministre Shinawatra, telle ce 30-baht universal healthcare scheme , permettant au plus modeste citoyen d’accéder aux soins pour un investissement minime (0,63 centimes d’euros…). Les « chemises jaunes » de l’Alliance Populaire pour la Démocratie, groupe de pression ayant permis au 1er ministre actuel de prendre la direction exécutive du pays en décembre dernier, contestent pour leur part le système démocratique octroyant une voix à chaque électeur ; selon eux, ce système ne saurait s’appliquer en Thaïlande, pays comptant à leur goût trop d’électeurs illettrés, opérant qui plus est des choix politiques « populistes » mal à propos…

LE GOUVERNEMENT A POURTANT BIEN D’AUTRES DOSSIERS DELICATS A TRAITER…

Et c’est encore peu dire… Sans revenir une nouvelle fois sur le dossier économique, il est une batterie de problèmes, à l’appréhension pour le moins délicate, accaparant les autorités thaïlandaises. Le 3 avril 2009, des échanges de tirs nourris entre forces armées thaïlandaises et cambodgiennes ont eu lieu pendant plusieurs heures près du site contesté du temple de Preah Vihear (sud-est ; 450 km à l’est de Bangkok), dont la délimitation et l’appartenance font depuis des décennies débat entre Phnom Penh et Bangkok. Deux jours plus tôt, le 1er ministre cambodgien Hun Sen avait mis en garde les autorités thaïlandaises, affirmant qu’une semaine plus tôt, une centaine de soldats thaïlandais s’étaient aventurés dans le périmètre contesté : « Je vous le dis, si vous pénétrez à nouveau en territoire cambodgien, nous nous battrons ; les troupes à la frontière en ont reçu l’ordre. Je suis le chef de l’Etat cambodgien, élu par la population, non pas en dérobant le pouvoir »… Prévue le 18 avril, la visite du 1er ministre Abhisit au Cambodge devrait ramener la gestion de ce contentieux frontalier, instrumentalisé diversement des deux côtés de la frontière, à de plus raisonnables proportions.

Dans l’extrême sud du pays, dans les quatre provinces (Yala, Pattani, Narathiwat, Songkla) frontalières de la Malaisie, frappées depuis 5 ans du sceau de la violence terroriste et du séparatisme musulman, la situation est loin de s’apaiser, à l’image de cette explosion visant une patrouille de soldats le 26 mars (6 blessés) dans le district de Yaha (province de Yala), ou de cet enseignant assassiné le même jour dans le district de Khokpho (province de Pattani). Depuis janvier 2004, ce sont plus de 3 500 personnes qui ont perdu la vie, assassinées et victimes du terrorisme de militants séparatistes radicaux musulmans.

La santé chancelante et la succession incertaine du vénéré souverain Bhumibol Adulyadej (82 ans), régnant depuis 1946 sur le bien-être de ses sujets, alimentent également les incertitudes et les crispations. Si le roi richissime (fortune estimée par Forbes à 35 milliards de dollars en 2008 !) a survécu à une vingtaine de coups d’Etat militaires et vu se succéder près de trente 1ers ministres, son état de santé inspire désormais l’inquiétude. Le 4 décembre dernier, pour la première fois depuis son intronisation 6 décennies plus tôt, le monarque, officiellement annoncé « légèrement souffrant », n’avait pu s’exprimer devant la nation. Sa succession leste également considérablement l’avenir de la monarchie constitutionnelle et les préoccupations des Thaïlandais. En l’absence de succession officiellement établie par le roi, les spéculations vont bon train. La Princesse Maha Chakri Sirindhorn, appréciée par le peuple, ou le Prince Maha Vajiralongkorn, héritier du trône mais moins en cours auprès de ses sujets, ont naturellement la faveur des pronostiques. Toutefois, il est aussi des observateurs, dans le royaume comme au-delà, se posant la question de la survie même de la monarchie après la disparition du souverain Bhumibol.

ENTREVOIT-ON UNE POSSIBLE SORTIE DE CRISE A COURT-TERME ?

Certes, ces jours derniers, quelques très maigres et timides signes d’ouverture ont pu être relevés chez divers acteurs : le 2 avril, le Vice 1er ministre Suthep proposa à l’ancien 1er ministre en exil Thaksin Shinawatra le principe d’une rencontre… tout en annonçant dans le même temps qu’il n’était en aucun cas question d’accéder aux demandes de l’ancien chef de gouvernement ou à celles des « chemises rouges » : ni amnistie pour Thaksin, ni dissolution de l’Assemblée nationale, ni démission du gouvernement. Dans le même temps, on apprenait que le gouvernement tentait de couper « les ailes du cyber-leader » Thaksin en envisageant de mettre un terme à ses interventions satellitaires sur écran géant, procédé auquel il a régulièrement recours ces derniers temps. De même, le ministère des affaires étrangères thaïlandais ne ménagerait pas sa peine pour convaincre les autorités émiraties d’accepter l’extradition de l’ancien 1er ministre, actuellement à Dubai, afin de purger au pays sa peine de prison (2 ans).

De son côté, fort de la mobilisation de plusieurs dizaines de milliers de sympathisants (30 000 le 1er avril ; 50 000 en décembre) dans les rues de la capitale, anticipant que la dégradation de la situation économique et sociale (hausse du chômage ; contraction des exportations ; récession) servirait plus ses desseins que le jeu du gouvernement, T. Shinawatra ne relâche pas la pression sur les autorités, se présentant tant en martyr et victime, qu’en alternative possible au service du petit peuple déconsidéré, méprisé, de Thaïlande.

Si le Palais Royal brille par sa discrétion, si l’armée et les forces de police font également montre d’une certaine retenue (il est vrai qu’aucun débordement violent n’a été jusqu’alors observé), on sent que la marge de manœuvre des manifestants « rouges » est infiniment plus ténue que celle dont disposaient un semestre plus tôt les « jaunes », et que les forces de l’ordre, plus complaisantes que dissuasives et répressives au second semestre 2008, sont désormais bien plus en phase avec le gouvernement et les conseillers du roi, et n’entendent pas laisser la bride aussi longue aux manifestants d’aujourd’hui.

Tout en redoutant que ce nouvel épisode nuise une fois encore au crédit du pays, à sa cohésion nationale déjà sérieusement mise à mal, nombre d’observateurs estiment que cette contestation ne pourra acquérir une taille critique suffisante pour faire à nouveau vaciller le pouvoir. De même, la détérioration des indicateurs économiques et sociaux devrait réduire la capacité de contestation de l’opposition en rejetant au second rang des priorités populaires le bouillonnant contentieux politique. Néanmoins, il semble tout autant patent que la détermination de T. Shinawatra, estimant ne plus avoir grand-chose à perdre dans l’équation actuelle, demeure intacte et ses objectifs de retour au pouvoir et au pays, par la grande porte, entiers. Il y a pourtant guère de chances, sans amender tout ou partie de ses desseins – aussi nobles, légitimes ou discutables soient-ils – que les divers cercles du pouvoir à Bangkok se montrent cléments à son égard et acceptent de baisser leur garde ; moins encore à prendre le risque de retrouver ce flamboyant homme d’affaires, milliardaire et déchu, sur leur route, aussi chaotique et incertaine soit-elle actuellement.


(1) Déploiement de troupes près du temple de Preah Vihear, à la frontière thaïlando-cambodgienne.
(2) Occupation pendant des mois des principaux bâtiments gouvernementaux ; blocage des aéroports pendant une semaine fin novembre 2008.
(3) Mobilisation jour et nuit de dizaines de milliers de sympathisants dans la capitale, manifestations permanentes autour des sièges du pouvoir, demande de démission du gouvernement, élections anticipées exigées, etc.
(4) Palais royal, armée, élites urbaines, classes moyennes, milieux industriels.
(5) Depuis le coup d’Etat militaire contre le gouvernement Shinawatra en 2006.
(6) Une semaine fin nov. 2008 ; un phénomène sans véritable précédent au niveau international.
(7) La Thaïlande est la 5eme destination des investisseurs étrangers en Asie (10 milliards US$ en 2006).