ANALYSES

Les États-Unis cherchent à accélérer la modernisation de leur alliance sécuritaire avec le Japon

Tribune
17 mars 2009
Certes, l’archipel nippon est dépourvu de profondeur stratégique et de ressources naturelles, sauf halieutiques. Il manque de matières premières et de terres arables. Sa population diminue, vieillit et compte les taux de suicides et d’adultes célibataires les plus élevés des pays riches. Sa dette publique dépasse 150% du PIB. Son économie – très dépendante des exportations sur les marchés nord-américain et européen, qui ont chuté de 45% entre janvier 2008 et janvier 2009 – connaît sa plus grave récession depuis le 2nd conflit mondial. Et sa balance commerciale est déséquilibrée par la concurrence chinoise.

Mais, depuis le traité de sécurité américano-nippon de 1951, l’alliance avec l’empire japonais revêt pour les États-Unis une importance géostratégique décisive : elle est la pierre angulaire de leur diplomatie et de leur stratégie dans la région Asie-Pacifique. A l’abri du parapluie atomique américain, le Japon est le pivot géostratégique de la « pax americana » régionale. Il est le troisième point d’ancrage (avec l’Australie) du triangle stratégique sécuritaire américain en Asie orientale – coopération stratégique trilatérale formalisée depuis 2006 par un dialogue ministériel. Et il héberge toujours 40 000 militaires américains.

En confirmant que le Japon reste l’interlocuteur privilégié des États-Unis pour aborder les enjeux d’une région dont l’environnement stratégique gagne en dangerosité – avec la montée en puissance militaire chinoise, l’ambition nucléaire nord-coréenne et la multiplication des tensions maritimes (1) –, Obama apaise les craintes de Tokyo d’être marginalisé par les ouvertures diplomatiques américaines de son prédécesseur vis-à-vis de Beijing et Pyongyang, notamment dans le cadre des « Pourparlers à Six » pour la dénucléarisation de la péninsule coréenne. Hillary Clinton a d’ailleurs multiplié les gestes de bonne volonté vis-à-vis de l’hôte japonais en inscrivant à l’agenda bilatéral, outre la préparation du G20 d’avril, deux éventualités symboliques : le recalibrage des « Pourparlers à Six », et la médiation américaine pour apurer le contentieux des citoyens japonais enlevés par le régime nord-coréen (2).

Comme son prédécesseur, Obama cherche à remodeler l’architecture de sécurité de la région Asie-Pacifique pour y réduire le rôle sécuritaire direct joué par les forces armées américaines. Accaparée sur les théâtres d’opérations afghan et irakien, obérée par les nouvelles obligations sécuritaires induites par l’évolution des menaces (lutte contre le terrorisme, missions de maintien de la paix), l’armée américaine souffre d’une sur-extension stratégique. Le président démocrate veut donc accélérer le redéploiement des forces armées américaines et le transfert de la responsabilité de la sécurité régionale aux alliés locaux (Australie, Corée du Sud, Japon).

Or, à l’instar de Londres vis-à-vis du continent européen, la 2ème puissance économique mondiale est avant tout une puissance civile : la « Grande-Bretagne orientale » a peu d’influence politico-militaire vis-à-vis du continent asiatique. Pour maximiser la coopération interalliée, Washington encourage par conséquent la « normalisation » militaire et politique de Tokyo, i.e. la traduction de sa puissance économique mondiale en puissance stratégique et diplomatique régionale.

Ces dernières années, le Japon a de facto accéléré sa montée en puissance stratégique et diplomatique. Il a d’abord renforcé son partenariat sécuritaire avec les États-Unis : participation à la Proliferation Security Initiative , multiplication des initiatives conjointes avec l’allié américain (exercices navals, développement d’un système de défense anti-missile de théâtre interopérable) et, finalement, envoi d’hommes dans les équipes de reconstruction provinciales afghanes (quoique un des principaux contributeurs financiers de la reconstruction, le Japon était l’unique pays du G7 à ne pas déployer de forces en Afghanistan). Il a ensuite remilitarisé ses forces d’auto-défense : augmentation du budget de la défense (40 milliards de dollars), acquisition d’armements sophistiqués de plus en plus offensifs, effort d’interopérabilité avec l’armée américaine, et transformation de l’« agence de défense » en « ministère de la défense » (2007). Enfin, il a intensifié son activisme diplomatico-stratégique : deuxième contribution financière au budget des opérations onusiennes de maintien de la paix, soutien aux opérations militaires en Afghanistan (approvisionnement et reconstruction) et – premier déploiement militaire sur un théâtre d’opérations depuis 1945 – en Irak (assistance humanitaire et transport de troupes), participation aux « Pourparlers à Six », et initiatives diplomatiques en Asie centrale et au Moyen-Orient pour sécuriser les approvisionnements énergétiques et contrebalancer l’influence économique et politique chinoise croissante. Et cet activisme diplomatico-stratégique a encore vocation à s’intensifier au moment où le Japon est provisoirement membre du Conseil de sécurité des Nations Unies (2009-2010).

Il n’empêche : l’administration américaine considère le moment décisif pour l’avenir de la coopération sécuritaire interalliée. En effet, la victoire du parti d’opposition nippon (le Parti démocrate) aux élections de la Chambre des Conseillers en juillet 2007, aux dépens du Parti libéral démocrate traditionnellement pro-américain et soucieux du prestige japonais, annonce une possible distanciation vis-à-vis de l’allié historique. Or, parachever la montée en puissance militaire et politique de Tokyo implique désormais de lever le tabou psychologique des capacités militaires défensives, donc de faire sauter le verrou constitutionnel de l’article 9 de la Constitution (3). Quoique la Diète japonaise ait adopté en 2007 une loi prévoyant un référendum constitutionnel d’ici 2010, la confirmation de l’alternance politique lors de l’élection de la Chambre des Représentants en septembre prochain pourrait différer la réémergence du « pays du soleil levant » sur la scène internationale.

D’où le sentiment d’urgence qui prévaut au sein de l’administration Obama. Si les États-Unis réaffirment l’alliance américano-nipponne, c’est pour accélérer la modernisation de la coopération interalliée en vue de faire du Japon, tout à la fois, un gendarme auquel transférer la sécurité de leurs intérêts stratégiques régionaux, un relais de leur influence politique régionale et, à terme et plus systématiquement, un partenaire sécuritaire global.

Alors que le redéploiement des forces américaines stationnées sur l’archipel nippon accusait du retard, l’accord bilatéral signé en février dernier prévoit déjà le transfert de 8 000 militaires américains de l’île d’Okinawa à celle de Guam …

(1) Tokyo réclame la souveraineté des « Territoires du Nord » (occupés par la Russie depuis 1945), des « Rochers Liancourt » (occupés par la Corée du Sud depuis 1954) et des îles « Senshaku-Shoto » (également réclamées par la Chine et Taiwan). Ces contentieux territoriaux ont été récemment exacerbés par le révisionnisme historique du premier ministre nippon Junichiro Koizumi.
(2) Tokyo souhaiterait que Washington couple la sortie de « crise nucléaire » avec Pyongyang à la résolution du litige des enlèvements des années 70 et 80.
(3) L’article 9 de la « Constitution pacifique » élaborée en 1946 par le général Douglas MacArthur pendant l’occupation américaine autorise la monarchie constitutionnelle à organiser une auto-défense, mais lui interdit d’acquérir un potentiel de guerre.