ANALYSES

Un an de « démocratie retrouvée » au Pakistan : de mal en pis ?

Tribune
18 février 2009


Un bilan pour le moins mitigé
Comme de coutume au Pakistan, ce pays d’Asie méridionale hésitant entre développement et délitement, à la fois nucléaire et carenciel, l’année écoulée n’a pas brillé par la concorde ni ramené cette sérénité faisant tant défaut aux 170 millions de Pakistanais. Généralement crisogènes et/ou dramatiques, les événements (cf. attentats ; affrontements ; contestations) se sont succédés à un rythme (trop) soutenu, les nombreuses mauvaises nouvelles prenant le pas sur les (fort rares) bonnes. Considérable au point d’en faire perdre le bon sens et (partiellement) la vue à la population, le capital d’optimisme qui avait salué ce succès électoral du Pakistan People Party de feue Benazir Bhutto et de la Pakistan Muslim League de son rival Nawaz Sharif s’est en une douzaine de mois partiellement érodé, sous le poids des attentes déçues et des promesses électorales hâtivement formulées par les hérauts de la société civile. Certes, 11 mois après son entrée en fonction – un accouchement difficile, du reste (1) –, le gouvernement Gilani (PPP), sous la houlette de son puissant mentor et Président de la République A.A Zardari, assure toujours la complexe gestion des affaires nationales ; contre vents, tourments et marées. Il est vrai qu’à tous les niveaux – domestique, régional et international –, la tâche ne lui a guère été rendue facile. Aux civilo-sceptiques (cf. administration sortante ; armée et services secrets ; groupes politico-religieux radicaux) et autres « Islamabadophobes » (cf. talibans pakistanais ; Al-Qaïda ; mouvements centrifuges baloutches ; terroristes) du cru, dont on sait l’emprise sur la vie quotidienne, se sont additionnés au débit du pays les répercussions douloureuses d’un environnement régional lui aussi tourmenté (Afghanistan ; relations avec l’Inde). On ne saurait non plus oublier les implications dans ce pays où 1/3 de la population vit sous le seuil de pauvreté et peine à se nourrir, d’un environnement économique et financier international fort dégradé. Cette combinaison hostile à la stabilité et à l’amélioration n’aura pas facilité les premiers pas d’une administration Gilani-Zardari qui, fut-elle de philosophie démocratique, ne compte pas que des admirateurs transis. Passons brièvement en revue les chapitres les plus saillants de ces 12 derniers mois.

Chronologie succincte


Zones tribales, NWFP, vallée de Swat et Baloutchistan
Dans les redoutables zones tribales (FATA), régions de non-droit et de repli des talibans afghans et pakistanais, refuge notoire d’Al-Qaïda, la situation n’a guère évolué vers une quelconque amélioration pour l’autorité de l’Etat comme pour la sérénité de sa population. Certes, une meilleure coordination ces derniers mois entre les troupes régulières afghanes, les soldats de l’OTAN et les forces pakistanaises, opérant enfin conjointement des deux côtés de la frontière, parvient à enserrer une partie de ces radicaux dans un étau de plus en plus opérant ; insuffisamment toutefois pour espérer à court terme mettre fin à leurs desseins obscurantistes, en Afghanistan comme au Pakistan.
La Province frontière du Nord-Ouest (NWFP) et sa capitale Peshawar voient chaque mois passant se rapprocher, s’accroître, une possible emprise islamiste radicale contre laquelle les autorités semblent désarmées, à l’image de leur impuissance à prévenir les attaques contre les convois de ravitaillement de l’OTAN transitant par la passe de Khyber et la destruction de matériels (cf. plusieurs centaines de véhicules !) ou d’infrastructures (cf. ponts). Du reste, l’idée encouragée (et mise en pratique) depuis peu par l’OTAN, Washington et Islamabad d’armer (entrainement + fourniture d’armes de petits calibres), en NWFP et dans certains agences tribales, des populations locales pour freiner cette poussée terroriste – islamiste en dit long sur le désarroi des autorités.

Beaucoup plus près du centre du pouvoir, à une centaine de kilomètres de la capitale Islamabad, la vallée de Swat. Hier destination touristique prisée des Pakistanais et des visiteurs étrangers, aujourd’hui terre à feu et à sang où s’applique le joug obscurantiste, où règnent le chaos et la terreur. L’alternance de dialogues improbables entre parties irrédentistes (armées, terroristes, talibans), de reprises des combats, de cessez-le-feu et de nouvelles opérations militaires rythment le quotidien de la population depuis deux longues années ; le moins que l’on puisse dire est que le gouvernement et son bras armé ont perdu du terrain et bien du crédit, alors que la co-entreprise taliban-Al Qaïda donnait la pleine mesure de son sinistre potentiel.

Enfin, au Baloutchistan, province du Sud-Ouest aussi vaste que peu habitée, le calme demeure une notion de plus en plus étrangère, les séparatistes baloutches (cf. Front de Libération du Baloutchistan ; Front Uni de libération du Baloutchistan) menant la vie dure aux ambitions du pouvoir central, comme en atteste le kidnapping récent (2 février) d’un représentant américain du HCR à Quetta (capitale régionale du Baloutchistan, siège également « officieux » du gouvernement en exil du Mollah Omar ; selon le New York Times du 16 janvier 2009, pourrait aussi s’y trouver Saad Ben Laden, le fils ainé d’Osama Ben Laden).


Islamabad et la nouvelle administration américaine
La dernière année de l’administration Bush a coïncidé avec la 1ère année de l’administration civile du Président A.A. Zardari. Une coïncidence qui a surtout mis en exergue l’écart séparant désormais Islamabad de Washington. La proximité du tandem G.W. Bush / P. Musharraf, pierre de touche des relations américano-pakistanaises entre 2002 et 2008, a fait long feu. Certes, le Président Obama a bien « exprimé son soutien à la démocratie pakistanaise et renouvelé son attachement à un partenariat fort avec le Pakistan » ce 12 février, lors d’un entretien téléphonique avec le chef de l’Etat pakistanais. A présent pourtant, le gouvernement démocratiquement élu, son opinion publique, n’entendent plus se montrer aussi dociles et conciliants vis-à-vis des demandes, des actions unilatérales (cf. recours aux attaques de drones Predator dans les zones tribales ; une vingtaine depuis l’été 2008, dont la dernière, le 14 février dans le sud-Waziristan – 27 militants tués -), décidées au Pentagone et à la Maison-Blanche. Précaire et sans cesse remise en question, la confiance des autorités américaines en leurs homologues pakistanais atteint aujourd’hui un seuil planché inédit depuis octobre 2001. La conditionnalité de l’assistance américaine à Islamabad, voulue par l’administration Obama et rappelée ces jours derniers par le Secrétaire d’Etat Robert Gates (4 février), est plus que jamais dénoncée par une population mal à l’aise vis-à-vis de cette relation du fort au faible s’exerçant, selon elle, à ses dépends. La visite expresse et mouvementée en terre pakistanaise (un attentat à la bombe fit une victime alors même que débutait sa visite à Peshawar) du Représentant Spécial pour l’Afghanistan et le Pakistan (9-11 février), Richard Holbrooke, d’Islamabad à Peshawar, en passant (rapidement…) par les zones tribales et Lahore (Punjab), ne changera probablement pas cette donne ni les arrières pensées respectives.

Islamabad face à la détérioration de la situation en Afghanistan
La détérioration continue (inéluctable ?) de la situation dans l’Afghanistan voisin pénalise consécutivement le bilan des douze premiers mois du retour d’un gouvernement civil au Pakistan et réduit ses marges de manœuvres déjà étroites sur ce dossier. Un constat qu’aura également fait R. Holbrooke lors de sa visite à Kaboul, laquelle intervenait… au lendemain d’une attaque coordonnée le 12 février contre plusieurs bâtiments gouvernementaux (cf. dont…le ministère de la Justice) ; une audace de plus des talibans qui n’est pas sans rappeler le précédent tragique de Mumbaï (Inde) un trimestre plus tôt. Montré du doigt pour sa participation jugée « du bout des lèvres » (malgré son coût humain de 1000 soldats décédés depuis octobre 2001) à la sécurisation de la frontière pakistano-afghane, le pouvoir pakistanais répond par l’étonnement et le courroux, arguant qu’il est difficile pour le Pakistan seul de réussir là où les Etats-Unis et le pouvoir afghan s’avèrent aussi malmenés.

Cependant, il est à noter que les relations entre Kaboul et Islamabad se sont considérablement réchauffées depuis que Musharraf à cédé (contre son gré et de bien mauvaise grâce…) son siège de Président à A.A. Zardari, lequel semble agir en bien meilleure intelligence avec son homologue afghan, Hamid Karzai. S’il résiste un temps soit peu à l’épreuve des soubresauts à venir tant au Pakistan qu’en Afghanistan, ce chapitre plus apaisé de la complexe histoire pakistano-afghane ne pourrait que profiter à Islamabad et à Kaboul.

Etat de droit, terrorisme et kidnappings : un théâtre des plus sinistrés
La transition vers un gouvernement civil démocratiquement élu n’a guère eu de prise sur l’état de droit, secteur sinistré s’il en est au Pakistan. Les zones de non-droit (thème esquissé plus haut) ne se sont nullement contractées, l’autorité de l’Etat pas davantage étendue. Loin s’en faut hélas. Un coup d’œil succinct sur les deux tableaux ci-dessous confirme ce regrettable état de fait :

Principaux attentats relevés depuis février 2008

Relations avec New Delhi
Pierre angulaire du rapprochement politique entre New Delhi et Islamabad engagé (avec un certain succès) entre janvier 2004 et novembre 2008, le dialogue composite indo-pakistanais connut un coup de frein terrible avec les attentats de Mumbaï (Bombay ; 26-29 nov. 2008), le gouvernement indien intuitant avant même la fin des événements une main étrangère (entendez pakistanaise), un complot ourdi depuis les marges immédiates du territoire indien. Des accusations qui ont entamé jusqu’à ces derniers jours les bonnes dispositions préalables de l’administration Zardari à l’endroit du gouvernement de Manmohan Singh. En effet, après une étude interne minutieuse du « dossier », le ministre de l’Intérieur pakistanais R. Malik admit le 12 février qu’une partie de ces attentats insolites de Mumbaï avait été planifiée au Pakistan, et que la participation de plusieurs citoyens pakistanais à ces attaques ne pouvait plus être contestée (comme elle l’était jusqu’alors). Une avancée majeure sans précédent, jamais gouvernement pakistanais n’ayant concédé la participation – fut-ce d’acteurs non-étatiques – de structures ou d’éléments pakistanais à de telles opérations en territoire indien. 6 hommes censés appartenir au Laskhar-e-Toiba ont également été arrêtés par les autorités pakistanaises. Une évolution saluée par New Delhi, Londres et Washington… intervenant au lendemain de la visite de Richard Holbrooke à Islamabad (où il rencontra le Pdt A.A. Zardari, le Premier ministre Y.R. Gilani, le chef des armées P. Kayani et le patron des services secrets, le lieutenant Général A.S. Pasha).

A deux mois des élections générales en Inde (début avril, lesquelles s’annoncent encore incertaines pour la coalition aujourd’hui au pouvoir à New Delhi), cette décrispation bienvenue résistera-t-elle aux exigences d’une partie indienne déterminée à ne plus souffrir dans sa chair le fléau d’un mal exporté du pays voisin ? Rien n’est moins sûr.

La pénombre d’un bilan comptable aussi peu flatteur que non imputable à la nature civile du gouvernement depuis une douzaine de mois pourrait s’étendre à l’économie, dont le sort à lui aussi subi le contrecoup d’un environnement international dégradé (20% d’inflation), ou encore aux relations intercommunautaires tumultueuses, pas franchement à l’apaisement ces temps derniers (33 morts le 6 février dans un attentat-suicide contre une mosquée chiite dans le centre du pays).
Prospective
Le retour de la règle démocratique un an plus tôt n’a pas sonné le glas des faiblesses, carences et déviations diverses affublant le Pakistan des années Musharraf (1999-2008), voire des décennies précédentes. Dans un contexte d’abondance, d’absence de crise et de contentieux, l’entreprise ne serait déjà pas chose aisée. Or, le Pakistan ne connaît pas la crise, mais les crises : identitaires, terroristes, intercommunautaires, nationales et régionales, économiques et sociales. La bonne gouvernance, appelée de ses vœux par les soutiens occidentaux de l’administration Zardari (Washington, Londres notamment), est plus facile à concevoir depuis l’étranger qu’à mettre en œuvre de Karachi à Islamabad, de Lahore à Peshawar. Le changement d’administration à la Maison-Blanche tend davantage encore les fondations d’un édifice friable, alors que le conflit afghan entraîne le Pakistan, chaque jour passant, plus avant dans les tourments et que New Delhi est à présent probablement décidée, nonobstant le coup d’une telle action, à rendre à son voisin, à la prochaine occasion (nouvel attentat en Inde ou contre les intérêts indiens dans la région), la monnaie de son « laxisme » à l’endroit des islamistes et de leurs relais dans la nébuleuse terroriste.

Dans la fébrilité d’un tel contexte que l’on ne souhaiterait à aucun gouvernement élu, on peut dans une certaine mesure louer l’ouvrage et le « courage » politique (sur lesquels on misait moins de deux roupies lors de son élection, en septembre dernier ; à noter notamment des ouvertures inédites sur le Cachemire, les relations pakistano-afghanes et indo-pakistanaises) du Président Asif Ali Zardari, veuf de Benazir Bhutto et chef de facto du PPP et qui, naviguant à vue dans une tempête de tous les instants depuis son arrivée à la barre d’un navire prenant l’eau de toutes parts, alors que l’horizon se couvre un peu plus chaque jour, maintient cahin-caha ce frêle esquif et ses 170 millions de passagers, entre rochers et hauts fonds, mines et torpilles, sabordements et mutineries.

(1) Il s’écoula 5 semaines entre la promulgation des résultat et la nomination du 1er ministre Y. Gilani…