ANALYSES

Les enjeux de la 3e Conférence nationale humanitaire à venir

Interview
19 février 2016
Le point de vue de Jacques Serba
Quelle est la particularité de cette 3e édition ?
Cette 3e édition de la Conférence nationale humanitaire (CNH) se tient à la veille du sommet humanitaire mondial qui aura lieu à Istanbul les 23 et 24 mai prochains. Pour le ministère des Affaires étrangères et du Développement international (MAEDI), la 3e CNH, qui traditionnellement est un espace de dialogue entre l’Etat et les acteurs de l’humanitaire, sera aussi le lieu de l’élaboration de « messages clés » pour le sommet d’Istanbul. La CNH s’installe donc dans le paysage français des relations Etat/acteurs de l’humanitaire au sens large. Cela peut être perçu comme une certaine forme de reconnaissance pour celles et ceux qui, comme Benoit Miribel, ex-Président d’Action Contre la Faim, et Alain Boinet, co-fondateur de Solidarités international, ont plaidé pour la rédaction en commun « d’un document cadre de référence de la politique humanitaire de la France ». À lire le document de problématique de la CNH intitulé « Quels rôles à venir pour les acteurs humanitaires internationaux dans l’architecture de l’aide ? », on a effectivement le sentiment que l’approche humanitaire multi-acteurs est devenue une norme consensuelle.

N’est-ce pas le cas ?
En juillet 2014, dans un article intitulé « Gestion de risques et humanitaire : un mariage impossible ? », Clémentine Olivier, Conseillère aux affaires humanitaires au sein de MSF Canada, rappelait, tout en soulignant l’intérêt de la coopération entre les Etats, les institutions internationales, les ONG et les acteurs locaux, le risque d’un « effacement des frontières entre humanitaire et politique ». Elle insistait sur le fait que « la condition de l’intervention humanitaire en temps de crises aiguës est sa capacité à maintenir une distance vis-à-vis des différents pouvoirs », et ce d’autant plus quand ce pouvoir est partie au conflit. Il serait naïf de croire que des acteurs appelés à coopérer se débarrassent de toute velléité concurrentielle. Coopérer oblige à disposer d’une vision stratégique approfondie, c’est-à-dire, pour reprendre l’image du tétraèdre stratégique de Richard Déry (Editions JFD, Montréal, 2009), professeur à HEC Montréal, à bien appréhender son environnement, à être capable d’adapter son organisation et à être au clair avec son identité.
Pour donner un autre éclairage sur le rôle des uns et des autres face à ce que l’on appelle la « crise migratoire » en Europe, on peut relire avec intérêt le discours du Premier ministre français sur l’accueil des réfugiés en France et en Europe, prononcé le 5 octobre 2015 à l’Assemblée nationale. Si le Premier ministre salue l’action du monde associatif, des ONG et des citoyens, et chiffre les moyens alloués par la France pour faire face à la crise, son discours porte en grande partie sur la réforme du droit d’asile, le contrôle des frontières, la politique active de retour, la lutte contre les filières et l’immigration irrégulière, les moyens à allouer aux forces de l’ordre à Calais et les effectifs de police et de gendarmerie. On peut alors comprendre les réserves que certaines associations émettent à l’action multi-acteurs.

Ne peut-on au moins souhaiter une meilleure coordination des acteurs du développement et de l’humanitaire ?
Le couple humanitaire/développement est ancien, parfois aimant, souvent séparé, toujours souhaité. Certaines ONG humanitaires, sans le dire pour autant expressément, ont fait un pas vers le développement en intégrant notamment des problématiques de sécurité alimentaire. En outre, il serait aberrant de dire que les acteurs du développement restent les bras croisés face aux situations d’urgence survenant sur leur territoire. Si l’on constate désormais l’existence de grosses ONG multi-mandats, d’aucuns plaident pour un continuum entre humanitaire et développement. Face aux situations humanitaires dans les sociétés du « Nord », les organisateurs de la 3e CNH ne préconisent-ils pas déjà dans leur questionnement « des réponses articulant mieux le court, le moyen et le long terme, en interpellant plus directement les acteurs du développement quant à leur rôle vis-à-vis des situations de fragilités ». Ce qui est plus étonnant, c’est la formulation retenue : appel à responsabilité face à un public fragile qui serait étranger au développement…

La conférence semble faire place aux acteurs locaux ?
On ne peut qu’être satisfait d’une initiative qui reconnaisse et favorise le rôle d’acteurs locaux dans le domaine humanitaire.
Si le monde humanitaire ne manque pas d’efficacité et dispose d’un système de valeurs, il a aussi ses symboles et ses croyances. Il reconnait des institutions (CICR), des chapelles (MSF), des hyperpuissances (Care), des justiciers puissants (OXFAM), mais plus rarement dans sa hiérarchie mentale des acteurs locaux capables de se prendre en charge. À chaque crise majeure, on reparle de résilience et on redécouvre les évidences. Ethnocentrisme refoulé ? Réalisme géopolitique et économique ? Les enjeux actuels, énumérés dans le document de problématique de la CNH, et notamment la situation de l’Europe face à l’afflux de réfugiés, y sont sûrement pour quelque chose.

Les NTIC et l’innovation seront abordés lors de la CNH. Quels enjeux représentent-ils pour le monde humanitaire ?
L’ambition de la CNH est de « savoir comment les organisation, les bailleurs et les gouvernements peuvent utiliser au mieux ces innovations et ces évolutions (…) pour plus d’efficacité au bénéfice des populations touchées par les crises ».
L’accroissement du recours aux NTIC va rendre le cyberespace humanitaire de plus en plus efficace. Plus il sera puissant, plus il deviendra un enjeu et plus il sera exposé à la cyberconflictualité. Les ONG, qui sont l’expression même de la démocratie mais qui sont en quête de leur cerbère-espace, pour reprendre l’expression de David Denis (« Cyberconflictualité : La France en quête d’un cerbère-espace », mémoire de recherche réalisé dans le cadre de l’école IRIS Sup’), seront de plus en plus confrontées à des tensions entre la cybersécurité et les valeurs qu’elles affichent dans leur Charte (transparence, etc.).