ANALYSES

Le Brésil face à son passé : le cinquantenaire du coup d’Etat militaire

Tribune
22 mai 2014
Par João de Oliveira, Docteur en Cinéma et Audiovisuel de l’Université de Paris III Sorbonne-Nouvelle
La présidente Dilma Roussef a instauré le 16 mai 2012 la Commission Nationale de la Vérité (CNV). Composée de cinq hommes et de deux femmes, la CNV a pour objectif d’éclaircir les innombrables violations commises contre les droits de l’Homme entre 1946 et 1988, y compris pendant la période de la dictature militaire (1964-1985). Une tâche qui s’avère difficile étant donné le silence des militaires, du gouvernement américain et l’opposition d’une partie de la société qui a peur d’ouvrir une plaie qu’elle considérait déjà cicatrisée. Le Brésil était le seul pays du Cône Sud à ne pas avoir encore investigué les crimes commis par ses dictateurs, ce qui peut être attribué à plusieurs facteurs. Le premier concerne le traditionnel manque de mémoire de la population brésilienne, souvent considérée comme historiquement et politiquement amnésique. Ensuite, il y a eu, de la part de la majorité du peuple brésilien, une sorte de refoulement du traumatisme. Pendant longtemps la mémoire a été quasiment restreinte aux victimes et aux membres des familles de victimes. Enfin, il est nécessaire de comprendre la particularité de la dictature brésilienne, comparée à celles des pays voisins.

Depuis le début, le groupe de militaires brésiliens qui a réalisé le putsch n’était pas homogène et était divisé entre ceux considérés comme modérés(1), dénommés le groupe Sorbonne, et ceux de la ligne dure(2). Parmi les premiers, considérés comme peu nationalistes et auteurs de l’idéologie putschiste, quelques-uns envisageaient le retour de la démocratie déjà en 1966 à condition que le président fût conservateur et que la société fût nettoyée des populistes et des communistes. Les militaires de la ligne dure, au contraire des premiers, étaient un peu moins ‘américanophiles’ du point de vue économique, mais comptaient se perpétuer au pouvoir le temps, qu’ils croyaient long, de purger la société de tous ceux qu’ils considéraient comme « subversifs» et communistes.

Exceptant la période entre 1968 et 1974, la plus violente, la ligne modéré à réussi a vaincre les combats internes, très acérés, contre la ligne dure qui ne voulait pas rendre le pouvoir à la société civile, et imposer comme président des généraux issus de son rang qui ont entamé le processus d’ouverture. Ainsi, les deux derniers présidents de la dictature, Ernesto Geisel (1974-1979) et João Batista Figueiredo (1979-1985), ont été les architectes du processus graduel d’ouverture qui a permis aux militaires de quitter le pouvoir sans que le peuple ait besoin de les y forcer , comme ce fut le cas dans les autres dictatures du Cône Sud (à l’exception du Chili, où la transition fut aussi négociée). Cette prédominance au pouvoir des généraux de la ligne modéré, fruit d’une stratégie politique bien orchestrée, a permis aux militaires brésiliens de se faire passer pour des responsables bienveillants qui ont ‘gentiment rendu’ le pouvoir au peuple et d’être les responsables de la transition démocratique et du contrôle de la diffusion de la mémoire récente. De plus, les deux gouvernements conservateurs qui leur ont succédé, celui de transition du président José Sarney (1985-1990)(3) et celui de Fernando Collor de Mello (1990-1992), furent tellement catastrophiques pour l’économie du pays, qu’une partie de la population a fini presque par oublier les incommensurables méfaits de la dictature.

Si pour les victimes directes de la dictature, la CNV est l’opportunité de montrer au pays ce qui s’est vraiment passé pendant les 21 ans de la dictature – surnommés au Brésil ‘les années de plomb’-, pour les parents des victimes assassinées et/ou disparues c’est l’occasion de lever le mystère qui entoure la disparition de centaines de personnes. Les familles et la société ont le droit de savoir comment, quand et où les victimes du régime ont été assassinées et où les corps ont été jetés, comment fonctionnait le système de torture, ainsi que les entreprises qui l’ont financé et dans quel but.

Au sein de cette longue période de transition démocratique du pays, l’instauration de la CNV est un pas important pour l’affirmation de sa maturité démocratique. Elle permettra au Brésil de réaliser une tardive, mais inévitable réparation historique en même temps qu’elle permettra aux tortionnaires d’être inculpés et, peut-être, jugés pour leurs crimes. Le pays et sa population ne peuvent pas rester éternellement paralysés par la peur d’affronter le passé, craignant le réveil d’un monstre qu’ils ne considèrent pas encore mort, mais à peine endormi.

La CNV, contrairement à ce que pensent ses opposants, ne doit pas chercher la conciliation politique à tout prix, de peur de menacer la transition démocratique ou de déranger les militaires. Plus les jugements seront impartiaux et exempts de pression, plus les responsables seront inculpés, plus les piliers de la démocratie brésilienne en sortiront renforcés. La démocratie brésilienne ne sera totalement consolidée que lorsque la société et l’État brésiliens auront osé affronter le passé récent du pays.

Les responsables des investigations au Brésil doivent éviter le simulacre de jugement qui a eu lieu au Chili et initialement en Argentine, avant que Nestor Kirchner ne répare l’histoire, rompe le pacte d’impunité et condamne les généraux putschistes à la prison à perpétuité. Ceux qui sont morts pour la patrie ne peuvent pas continuer à être perçus comme des marginaux, des subversifs, tandis que leurs tortionnaires posent comme des héros, fiers de leurs pratiques barbares de lèse-humanité. On ne peut pas comparer l’attitude réactive de ceux qui sont morts en combattant pour la fin de la barbarie et le retour de la constitutionnalité et de la liberté, avec le comportement de ceux qui ont imposé par la force l’horreur d’un État totalitaire. Les premiers ont déjà été sauvagement et sommairement condamnés sans droit à procès, alors que les seconds restent impunis, se moquant du passé. La société et l’État brésiliens ne peuvent pas continuer à vivre bâillonnés, avec la peur d’affronter leur passé. Il est essentiel, pour que le pays consolide sa démocratie, que ceux qui l’ont foulée au pied soient responsabilisés judiciairement. Sinon, cette démocratie aura toujours un caractère de transition.

La seule façon de lutter contre l’impunité et de réparer l’erreur commise par le passé est de le reconnaître en tant qu’erreur, de s’excuser face à la population, de juger et de condamner les véritables responsables pour les crimes commis contre les droits de l’Homme, de façon que l’on ne soit pas tenté de répéter les mêmes erreurs dans le futur. Il faut absolument éviter que, au nom d’une réconciliation nationale contraignante, le sentiment d’impunité engendre une sorte de jurisprudence.

Lors de la cérémonie de prise de pouvoir des sept membres de la CNV, presque tous originaires du milieu juridique, la présidente Dilma Roussef a déclaré que les travaux d’investigation et d’éclaircissement des crimes commis ne doivent pas être guidés par l’esprit de revanche ou de vengeance, mais doivent avoir pour finalité de porter à la connaissance de tous la totalité et la vérité de l’histoire brésilienne. D’après elle, si cette vérité est demeurée cachée, interdite, pendant longtemps, le moment est arrivé de la déterrer, de montrer son vrai visage. En citant Galileu Galilei, la présidente a affirmé également que ‘la force peut dissimuler la vérité, la tyrannie peut l’empêcher de circuler librement, la peur peut l’ajourner, mais le temps finira par apporter la lumière’. Une lumière qui permettra d’apaiser les rancunes encore existantes et rendra possible la réconciliation du pays avec son passé.

La tâche de la Commission ne sera néanmoins pas facile. Ils devront faire face aux divergences internes(4) et au silence gênant et restrictif des militaires qui refusent de collaborer et insistent, quand ils parlent, pour le maintien maintenir des thèses invraisemblables qui s’opposent aux faits réels et qui ont déjà été mises à l’épreuve par le temps.

Après la publication du rapport de la Commission, prévu pour décembre 2014, une autre dure épreuve attendra la société brésilienne. Pour juger les responsables désignés, il va falloir convaincre le Tribunal Fédéral Suprême (STF), la Cour suprême du pays, à modifier la Constitution et à abroger la Loi d’amnistie approuvée sous la dictature. Une décision qu’en principe les membres du STF, au nom d’une légalité qui contrarie la proposition faite par la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme (qui accuse la justice brésilienne d’omissions et exige que les responsables de crimes de lèse-humanité soient punis), ne considèrent pas comme envisageable. La teneur du rapport pourra peut-être les convaincre de changer d’avis.

En 1979, alors que la dictature entamait sa dernière phase, le général président João Batista Figueiredo a envoyé au Congrès, sous la pression de la population, une loi d’amnistie mettant au même niveau les tortionnaires et les victimes. Même si le régime militaire donnait déjà des signes d’ouverture depuis quelques années, le président était toujours un dictateur désigné par les militaires. Ainsi, la loi a été imposée sans aucun droit au débat dialectique. C’était la Loi possible à ce moment-là. Ou la société brésilienne refusait, et empêchait les Brésiliens qui vivaient exilés à l’étranger de revoir leur patrie et leurs familles, ou elle approuvait une loi qui amnistiait indistinctement et sans discriminations tous ceux qui avaient eu un rapport avec la dictature, peu important s’ils avaient participé comme combattant pour le retour de la démocratie ou comme tortionnaire voulant perpétuer l’État d’exception que les militaires avaient instauré. Il n’y avait pas de juste milieu.
L’amnistie, accordée sous la pression de la dictature, ne peut pas être perçue comme un synonyme d’impunité ou de connivence de l’État brésilien. Il faut absolument mettre un terme, par le biais de la justice, au négationnisme des bourreaux et au silence de l’État brésilien, paralysé par la peur.

Les recherches conduites par les membres de la CNV ne partent pas de zéro. Les travaux prendront en compte ceux réalisés auparavant par les Commissions de Justice et Paix de l’Archevêché de São Paulo (qui a élaboré en 1985, sous la direction de Dom Paulo Evaristo Arns, le livre Torture, Plus Jamais); des Morts et Disparus Politiques (1995), de l’Amnistie (2001), ainsi que par la Loi de l’Accès à l’Information Publique (2011), qui assure le droit de la population de connaître tous les actes de ses gouvernements car, comme l’a souligné la présidente brésilienne, le Brésil et les Brésiliens méritent la vérité.

Le Brésil ne peut pas continuer à rester otage de son passé arbitraire. Reconnaître les crimes perpétrés par la dictature permettrait peut-être au pays de penser à la manière dont la torture s’est mise en pratique. Responsabiliser les coupables symboliserait une rupture définitive de l’État brésilien avec ces pratiques odieuses et définirait une autre limite éthique et morale pour la démocratie brésilienne. En outre, cela pourrait conduire à la dévalorisation de ces pratiques abominables qui, rémanence de la dictature, existent encore dans la société brésilienne, notamment au sein des polices militaires, l’une des forces responsables de la sécurité publique au Brésil, qui torture et assassine impunément une partie de la population défavorisée brésilienne, surtout les Noirs et Métisses qui habitent les favelas.

(1) Les modérés, aussi appelés « groupe Sorbonne » parce que certains avaient étudié en France et étaient censés être plus intellectualisés, voyaient leur rôle comme un moment bref de transition et envisageaient le retour à la démocratie déjà en 1966, à condition qu’elle fût conservatrice, avec l’autorisation du suffrage universel pour l’élection présidentielle. Ils ont été les idéalisateurs de l’idéologie conservatrice mise en pratique par les généraux. Ils étaient considérés comme « entreguistas » parce qu’ils étaient proches des Américains et favorables au capital étranger.
(2) Les militaires de la ligne dure étaient beaucoup plus violents, mais aussi plus nationalistes que les militaires du “groupe Sorbonne”. Ils étaient économiquement moins américanophiles que les modérés, même s’ils comptaient eux-aussi sur le soutien logistique des Américains.
(3) José Sarney, un homme politique conservateur et très corrompu, était le vice-président de Tancredo Neves, élu indirectement par le Congrès brésilien et dont la mort avant qu’il n’accède au pouvoir, en conséquence d’une subite et étrange maladie, n’a jamais vraiment été expliquée au peuple brésilien. L’élection indirecte avec la présentation de seulement deux candidats a été imposée par les militaires afin d’éviter qu’un candidat radical ne soit élu et ne décide d’ouvrir des investigations sur la période précédente. Lors de l’élection suivante, la première par le suffrage universel après la dictature, tout a été fait pour que le candidat de la gauche, Luis Inácio Lula da Silva, ne soit pas le vainqueur. Les militaires et les conservateurs jouaient sur l’action du temps sur la mémoire du peuple.
(4) Ces divergences, qui ont conduit à l’éloignement de deux membres du groupe d’origine, concernent essentiellement la divulgations des investigations, examen de la Loi d’amnistie, avec des sanctions aux agents de l’État qui ont agi sous la dictature et l’ouverture des archives du régime militaire.


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