ANALYSES

Les divisions générationnelles croissantes en Corée du Sud

Tribune
4 novembre 2013
Jiyoon Kim, chercheure spécialisée dans les études d’opinions à l’Asan Institute for Policy Studies, Séoul, Corée du Sud / 4 novembre
La seizième élection présidentielle de 2002 est considérée comme l’une des plus critiques dans l’histoire politique coréenne, en ce qu’elle produisit ce nouvel environnement politique. On note ainsi que 62,1% des 20-30 ans et 59,3% des 30-40 ans supportèrent le candidat progressiste Roh Moohyun(2). A l’inverse, les électeurs de plus de 50 ans furent les plus fidèles soutiens du candidat conservateur Lee Hoichang. Depuis lors, les divisions générationnelles s’imposent comme une variable incontournable permettant de comprendre les comportements électoraux et le soutien aux partis politiques coréens.

A l’occasion de l’élection présidentielle de 2012, les Coréens confirmèrent pour la deuxième fois cette importante division générationnelle. Les 20-30 ans plébiscitèrent en grande majorité le candidat progressiste Moon Jaein, tandis que les plus de 50 ans apportèrent leur soutien à la candidate conservatrice Park Geunhye. Selon des sondages à la sortie des urnes réalisés par trois instituts de sondages, 65,8% des 20-30 ans affirmèrent avoir voté pour Moon, tandis que seuls 33,7% affirmèrent avoir voté pour Park. A l’inverse, les vieilles générations confirmèrent leur soutien inconditionnel à la candidate conservatrice. 62,5% des 50-60 ans, et 72,3% des 60-70 ans affirmèrent ainsi avoir voté pour Park.
Après l’élection, les jeunes Coréens dépités dénoncèrent le choix de la fille d’un ancien dictateur par leurs aînés et s’interrogèrent sur leur soutien à l’augmentation des retraites des plus âgés tandis que ceux-ci refusèrent de voter pour le candidat qui y était pourtant le plus favorable. Une fois encore, les journalistes et commentateurs décrivirent cette élection comme le retour de la bataille des générations. Pour autant, bien qu’il soit acquis que les jeunes Coréens sont plus libéraux que leurs aînés, cela n’a pas été exploré de manière suffisamment rigoureuse.
Il s’agit donc de se demander dans quelle mesure ces deux groupes d’âges sont différents, et surtout sur quel sujet en particulier.

En s’appuyant sur l’étude conduite par l’Asan Institute en 2012, cet article cherche à combler ce vide en examinant différents aspects de la division générationnelle. Pour se faire, il convient d’enquêter sur les différences entre générations sur la sécurité nationale et les questions liées à la Corée du Nord et à la réunification ; les opinions portant sur les politiques économiques ; et les problèmes sociaux importants. De cette manière, cette étude permet de mieux comprendre les enjeux contemporains qui divisent le plus les générations dans une Corée du Sud en rapide mutation.

Politiques de sécurité nationale

Une des fractures les plus importantes dans la société coréenne est la division quasi-idéologique qui oppose les conservateurs et les libéraux sur la Corée du Nord et la réunification(3). Depuis la mise en place de la Sunshine policy par le gouvernement de Kim Daejung, laquelle visait à engager le dialogue avec la Corée du Nord, cette division entre deux idéologies n’a fait que croître. Rapidement, les positions sur la sécurité nationale et la Corée du Nord s’imposèrent comme le véritable label de chacun des deux camps. Ceux qui privilégient une ouverture et un soutien humanitaire inconditionnel à la Corée du Nord se rangent derrière les libéraux, tandis que ceux qui mettent en avant une attitude hostile et une réciprocité soutiennent les conservateurs(4).

Le fait que les jeunes Coréens soient majoritairement libéraux nous conduit à considérer qu’ils ont une attitude plus « pro-Nord » et se montrent enthousiastes sur la question de la réunification. Et pourtant, la réalité est toute autre. D’abord, afin de mesurer la proximité des personnes interrogées avec la Corée du Nord, nous leur avons demandé quel était leur sentiment à l’égard de ce pays. Le tableau 1 indique les résultats suivants. La réponse la plus fréquente, choisie par 32,3% des personnes, est « voisin », suivie de près (31,9%) par « nous ». Cette deuxième réponse relève une importante division générationnelle. Sans surprise, seuls 19,3% des 20-30 ans considèrent la Corée du Nord comme « nous », la réponse la plus faible si on la compare aux autres groupes d’âges.


Tableau 1. Perception de la Corée du Nord par groupes d’âges



Etonnement, ce sont les 40-50 ans qui revendiquent le plus la même identité ethnique avec la Corée du Nord. Près de 40% d’entre eux décrivent les Nord-Coréens comme « nous ». La raison de cette sympathie de ce groupe d’âge peut s’expliquer par la théorie de l’expérience qui insiste sur l’impact des évènements historiques majeurs dans les « années de formation, entre 18 et 25 ans »(5) . Selon cette théorie, les expériences et attitudes politiques qui se forment pendant les premières années de l’âge adulte déterminent une position idéologique propre à une génération. Ceux qui ont aujourd’hui entre 40 et 50 ans sont visiblement une génération d’exception, et fut qualifiée de « génération 386 » . Ils étaient trentenaires quand ils émergèrent sur la scène politique, à la fin des années 1990 et au début des années 2000 ; ils furent les étudiants des années 1980, ardents défenseurs de la démocratie et hostiles au régime autoritaire ; et ils sont nés dans les années 1960. Ces trois éléments combinés forment le terme « 386 ». Passés par les années de rébellion contre un régime autoritaire qui utilisait la menace nord-coréenne pour contrôler la population, les 40-50 ans sont le groupe d’âge le plus progressiste en Corée du Sud, du moins sur la sécurité nationale et la Corée du Nord. Dès lors, il n’est pas étonnant de constater leur attitude ouverte à l’égard de cette dernière.

Ce qui est également intéressant dans ces résultats est la réponse « ennemi », choisie par 24,1% du plus jeune groupe d’âge. Il s’agit du deuxième plus gros score, après celui des plus de 60 ans (24,3%), considérés comme les plus conservateurs et hostiles à l’égard de la Corée du Nord, en raison des souvenirs liés à la guerre de Corée.
L’antagonisme vis-à-vis de la Corée du Nord chez les 20-30 ans s’explique principalement par deux raisons. L’histoire de la Corée en tant qu’une seule nation est tout simplement trop ancienne pour eux, et les deux Corée ont évolué en suivant des trajectoires historiques très différentes. Et, plus important encore, les deux provocations militaires de 2010, l’attaque contre le Cheonan puis l’île de Yeonpyong, ont aggravé ce sentiment de distance. Ce groupe d’âge est celui qui doit servir dans les forces armées. La menace physique est sans doute prise très au sérieux avec ces deux incidents, ce qui explique cette hostilité.

La deuxième question concerne l’attitude de l’opinion publique à l’égard de la réunification (tableau 2). Se montrant peu proches de la Corée du Nord, les 20-30 ans ne manifestent sans surprise que peu d’enthousiasme pour la réunification. A la question de savoir comment faire la réunification, seuls 11,5% répondirent qu’il faut réunifier au plus vite. A l’inverse, 7% jugent la réunification non nécessaire. Une fois encore, ce sont les 40-50 ans qui se montrent les plus enthousiastes, avec 18,2%, en faveur d’une réunification le plus vite possible.

Tableau 2. Attitude vis-à-vis de l’unification par groupes d’âges



Le faible niveau de l’intérêt pour la réunification s’explique aujourd’hui par le renouvellement des générations et les changements dans la société coréenne. Les jeunes générations se montrent plus intéressées par le bien-être économique que par la Corée du Nord ou la réunification. Ils n’ont aucun souvenir de la guerre et ne croient pas en un partage de l’identité nationale avec la Corée du Nord(6). La baisse de l’enthousiasme pour la réunification semble inévitablement vouée à se renforcer, ce qu’illustrent les sondages d’opinions.

Il est intéressant de noter ici que la différence générationnelle n’est pas automatiquement en phase avec les positions idéologiques sur la sécurité nationale. Les 40-50 ans semblent les plus sensibles à l’agenda libéral. Ils sont les plus conciliants avec la Corée du Nord et soutiennent une réunification immédiate. A l’inverse, les 20-30 ans, le groupe d’âge le plus jeune, et les plus de 60 ans, les plus âgés, ont des points communs en ce qu’ils sont aussi conservateurs sur les questions de sécurité nationale.

L’économie : croissance ou distribution?

Dans l’histoire coréenne, l’élection présidentielle de 2007 fut l’une de celles qui mobilisa le moins, avec une participation de 63,7%, ce qui indique un intérêt très faible pour ce scrutin(7). Néanmoins, elle introduisit un nouvel élément central dans la politique coréenne : l’économie. Le président Lee Myungbak, du Grand Parti National (conservateur) était connu pour son passé de PDG du groupe Hyundai. Sa campagne électorale mit l’accent sur la croissance économique plus que toute autre considération, ce qui lui valut sa réputation de « buldozer » .
En 2012, l’économie s’imposa à nouveau comme la principale préoccupation, mais de manière différente. Cette fois, la question de la redistribution des richesses prit le dessus sur la croissance économique. Le bilan économique du gouvernement Lee ne peut en effet être considéré comme négatif. De nombreux indicateurs montrent d’ailleurs que la gestion économique fut bonne et que le gouvernement résista bien aux pressions extérieures de la crise économique internationale.
Malgré ces bons résultats, le gouvernement de Lee fut montré du doigt pour l’augmentation des inégalités de revenus dans la société, et la population demanda des efforts en vue de réduire ces inégalités. Selon une publication de l’OCDE de 2012, le coefficient Gini, qui indique les inégalités de revenus dans une société, s’est accru en Corée du Sud depuis 2009. De plus, le montant des dépenses sociales nationales était de 9% du PIB, un chiffre bien en-deçà des 19% de moyenne de l’OCDE. La question des inégalités sociales s’imposa dès lors comme un sujet de plus en plus important.

Les sondages annuels d’Asan confirment cette tendance. En 2010, en réponse à la question de savoir si le plus important est la croissance économique ou la redistribution des richesses, plus de la moitié des personnes interrogées répondirent la croissance. En 2012, le résultat fut l’opposé : 52,3% des personnes interrogées firent de la redistribution de la croissance la priorité.
Les réponses à cette question sur la priorité de la politique économique indique une très nette division générationnelle. Les jeunes générations se montrent plus intéressées par la redistribution des richesses que la croissance économique. On relève des différences selon les pays, mais on constate généralement que les jeunes générations sont plus libérales que leurs aînées. Elles sont dès lors plus enclines à soutenir des candidats libéraux et partisans d’une politique fiscale plus active.
Sans surprise, les jeunes coréens soutiennent massivement une politique plus agressive de redistribution. 62,7% des 20-30 ans choisissent la redistribution des richesses au détriment de la croissance économique. Les 30-40 ans partagent la même opinion. Mais chez les 50 ans et plus, c’est la croissance économique qui l’emporte, comme l’indique le graphique 1.

Graphique 1. Croissance économique et redistribution des richesses (par groupes d’âges)



La question suivante concerne la régulation de l’économie, et propose trois réponses sur la priorité du gouvernement, 1) accroître la régulation ; 2) ne rien changer ; et 3) baisser la régulation. Les divisions générationnelles sont là encore très nettes. Comme le montre le graphique 2, les jeunes générations (20-30 ans et 30-40 ans) soutiennent une régulation plus stricte imposée par le gouvernement, à 52,2% et 44,7% respectivement. Les 50-60 ans se montrent les plus hostiles à la régulation de l’économie, 54,5% choisissant sa baisse, contre seulement 26,4% en faveur de son renforcement. Dans une moindre mesure, les 60 et plus apportent cependant eux aussi un large soutien à la baisse de la régulation, avec 42,9%.

Graphique 2. Régulation de l’économie (par groupes d’âges)



Ainsi, contrairement aux questions relatives à la Corée du Nord, les divisions générationnelles apparaissent plus nettement sur la question de l’économie. Les jeunes générations semblent plus favorables à un interventionnisme plus poussé de l’Etat. Elles souhaitent que le gouvernement s’attaque à la question de la redistribution des richesses plus qu’à la poursuite effrénée de la croissance du PIB, afin de répondre au défi des inégalités sociales grandissantes. Elles veulent également plus de restrictions imposées par le gouvernement sur l’économie. A l’inverse, les générations plus âgées mettent l’accent sur la croissance plus que la redistribution, et semblent plus favorables au principe d’un libre marché.

Valeurs sociales

Contrairement à la plupart des pays développés où elles sont devenues un enjeu politique majeur, les questions sociales ne bénéficient pas encore d’une attention marquée en Corée du Sud. La raison principale est l’absence de mobilisation partisane autour de ces dossiers. Par exemple, on relève une importante division entre les partis aux Etats-Unis sur des questions telles que l’avortement ou le mariage pour tous. Le parti démocrate adopte ainsi une posture libérale sur ces sujets, tandis que le parti républicain est plus conservateur. Les partis politiques font de ces questions un enjeu essentiel lors des campagnes électorales, et les sympathisants sont massivement mobilisés. En Corée du Sud, les questions sociales ne sont pas encore au centre des partis politiques, qui tardent à se positionner. Pendant longtemps, la sécurité nationale, la Corée du Nord et le développement économique ont dominé les débats et mobilisé l’opinion publique. Cependant, dans une société qui se modernise, les enjeux sociaux sont de plus en plus à la une des quotidiens, et s’ajoutent à la liste des principales préoccupations des électeurs.

L’un des sujets les plus discutés est l’immigration. En 2013, la population immigrée dépassa les 3% de la population totale coréenne. Parmi cette population, les travailleurs immigrés représentent le nombre le plus important (42%), suivi par les conjoints (10%). Bien que 3% de la population représente un faible nombre en comparaison avec des pays développés comme la France, l’Allemagne ou les Etats-Unis, il est en augmentation rapide en Corée du Sud. Et compte-tenu de l’importance de la question des politiques d’immigration dans de nombreux pays, il est fort probable que les électeurs coréens vont de plus en plus choisir leur camp en fonction des politiques d’immigration qui leur seront proposées.

Afin d’étudier les perceptions des Coréens à l’égard des immigrés et une éventuelle division générationnelle, trois affirmations étaient proposées dans le cadre d’un sondage conduit par l’Asan, les personnes interrogées étant invitées à donner leur opinion sur chacune d’entre-elles. La première affirmation était « les travailleurs immigrés bouleversent les valeurs coréennes », et la deuxième « les travailleurs immigrés ne font pas assez d’efforts pour s’adapter à la société coréenne ». Ces deux affirmations font référence au nationalisme ethnique coréen, étant donné qu’il est fréquent que ceux qui revendiquent un fort nationalisme ethnique se montrent fermés à l’immigration. Il est également prévisible que ce nationalisme ethnique diffère selon les générations. Contrairement à leurs aînés, les jeunes coréens sont plus exposés dès leur plus jeune âge à une société multi-ethnique, en raison de la présence plus grande d’étrangers sur le sol coréen, et des chances qui leur sont offertes d’aller à l’étranger au contact d’autres cultures. La troisième affirmation s’attarde de son côté sur la question de la compétition sur le marché du travail. L’augmentation du nombre de travailleurs immigrés rend la compétition plus âpre sur le marché du travail, et peut générer un sentiment d’hostilité des travailleurs coréens à l’égard des étrangers. Dès lors, les personnes interrogées étaient invitées à porter un jugement sur l’affirmation selon laquelle « les travailleurs immigrés prennent les emplois des Coréens ».

Le tableau 3 illustre les résultats. D’abord, 43,4% des personnes interrogées ne sont pas d’accord avec l’affirmation selon laquelle « les travailleurs immigrés bouleversent les valeurs coréennes » (18% pas du tout d’accord, et 25,4% pas d’accord), tandis que seuls 19% sont d’accord, les 37,6% restant se montrant indécis. On relève cependant des différences entre générations. Les jeunes générations semblent ainsi s’accommoder plus facilement des travailleurs immigrés que leurs aînées. Ainsi, bien que tous les groupes d’âges soient en désaccord avec l’affirmation, les 20-30 ans (48,1%), les 30-40 ans (46,9%) et les 40-50 ans (50,2%) le sont un peu plus que les 50-60 ans (42,8%) ou les 60 ans et plus (39%) (8).

On remarque la même tendance dans les opinions portant sur la deuxième affirmation. 32,4% des personnes interrogées sont ainsi en désaccord avec l’affirmation selon laquelle « les travailleurs immigrés ne font pas assez d’efforts pour s’adapter à la société coréenne », tandis que 23,4% sont d’accord, et que 44,2% sont sans opinion. Pour autant, on note là encore des différences entre générations. Les 20-30 ans se montrent ainsi les plus sensibles aux efforts des travailleurs immigrés pour s’adapter à la société coréenne (36,6% des 20-30 ans et 36% des 30-40 ans en désaccord). De leur côté, 31% des 50-60 ans et 27,1% des 60 ans et plus sont en désaccord avec l’affirmation, des chiffres légèrement en-deçà des plus jeunes, mais qui n’en demeurent pas moins significatifs. De ces deux résultats, il ressort que les jeunes coréens sont plus ouverts à l’égard des travailleurs immigrés que leurs aînés.

A l’affirmation selon laquelle « les travailleurs immigrés prennent les emplois des Coréens », 43% des personnes interrogées sont en désaccord, contre 28,1% en accord. Démontrant une certaine assurance dans la sécurité de l’emploi, 48,2% des 20-30 ans ne se sentent pas menacés par la main d’œuvre immigrée. De leur côté, et bien que retraités pour leur grande majorité, les 60 ans et plus se montrent relativement inquiets, 34,1% jugeant même l’affirmation exacte.

Tableau 3. Perceptions des immigrés par groupes d’âges



Le sujet suivant permet de mesurer les positions sur les valeurs sociales est la légalisation du mariage pour tous. La Corée du Sud a longtemps été une société très traditionnelle et conservatrice, influencée par le Confucianisme. L’homosexualité était encore considéré comme intolérable il y a vingt ans. Les travaux de Bong sur les minorités sexuelles dans une Corée en phase de démocratisation indiquent que les droits des homosexuels furent longtemps éclipsés par d’autres mouvements pour les droits de l’homme(9). Cependant, le développement récent du libéralisme dans la société a placé cette question dans les débats publics. L’homosexualité fut introduite dans les séries télévisées et les films, et un réalisateur s’est récemment tourné vers la Cour constitutionnelle de Corée pour se prononcer sur le caractère anticonstitutionnel ou non du mariage pour tous.
Bien qu’il ne s’agisse pas encore d’un enjeu politique majeur, cette question est désormais de plus en plus sensible pour les citoyens coréens. On note ainsi des différences entre générations très nettes sur la question de la légalisation du mariage pour tous. Les jeunes générations se montrent beaucoup plus tolérants à l’égard de l’homosexualité et favorables au mariage pour tous que les autres groupes d’âges (voir graphique 3). Plus de la majorité des 20-30 ans se revendiquent ainsi d’accord ou tout à fait d’accord avec cette légalisation, mais l’opposition est de plus en plus marquée au fur et à mesure que l’âge augmente. Par exemple, 23,3% des 60 ans et plus y sont opposés, et 67,2% d’entre eux y sont totalement opposés, contre moins de 10% en faveur.

Graphique 3. Opinion sur la légalisation du mariage pour tous (par groupes d’âges)



La dernière question concernant l’opinion publique coréenne d’aujourd’hui porte sur l’avortement. Ce sujet est très étroitement lié aux droits des femmes et au mouvement féministe, mais il est également particulièrement utile pour mesurer le libéralisme social. Les personnes interrogées étaient invitées à choisir une réponse parmi les trois suivantes : 1) l’avortement est un choix pour la mère ; 2) l’avortement devrait être uniquement autorisé quand la santé de la mère est menacée ; et 3) l’avortement devrait être totalement interdit. Bien que la réponse la plus simple soit une autorisation « sous conditions » de l’avortement (réponse 2), les résultats indiquent d’intéressants contrastes entre les groupes d’âges. Sans surprise, les plus jeunes sont les plus enthousiastes à soutenir l’avortement comme un choix pour la mère (40,3%), tandis que seuls 6,4% estime qu’il devrait être interdit. A l’inverse, l’interdiction a reçu un soutien nettement plus favorable chez les plus âgés, jusqu’à 20,2% des 60 ans et plus.

Graphique 4. Attitude vis-à-vis de l’avortement (par groupes d’âges)



Bien que les questions sociales ne s’imposent pas encore comme un enjeu politique majeur en Corée du Sud, l’opinion publique varie de manière très distincte selon les âges. Les jeunes générations se montrent libérales sur quasiment toutes les questions sociales, tandis que leurs aînées sont plus conservatrices. Les groupes d’âge sont particulièrement divisés sur la question de la légalisation du mariage pour tous. La jeunesse coréenne fait montre d’une grande tolérance sur cette question, qui reste un sujet sensible et difficile à accepter pour les plus âgés.


Conclusion

L’objectif de cet article est d’examiner les divisions générationnelles relevées dans la société sud-coréenne depuis l’élection présidentielle de 2002. Comme cela était prévisible, les jeunes Coréens se montrent fermement libéraux sur les questions économiques et sociales. Ils soutiennent une intervention massive de l’Etat afin de réduire les inégalités dans la société coréenne. Sur les valeurs sociales, ils se montrent farouchement libéraux sur tous les sujets, montrant une attitude ouverte à l’égard des immigrés, le mariage pour tous ou l’avortement, ce qui les distingue nettement de leurs aînés.

Ils se montrent cependant plutôt conservateurs sur les questions de sécurité nationale liées à la Corée du Nord et la réunification. Sur ce sujet, ils partagent l’opinion des plus âgés. Ils sont ainsi peu disposés à voir dans la Corée du Nord un autre « nous ». De plus, ils sont les moins enthousiastes de tous les groupes d’âge sur la question de la réunification. L’absence d’une mémoire nationale commune et l’exemple de l’Allemagne et des importants déficits résultant de la réunification ont pour effet de limiter l’attrait d’une Corée réunifiée chez les plus jeunes.

La Corée du Sud a réussi sur deux fronts : le développement de l’économie et la consolidation de la démocratie. Malgré cela, on constate souvent une absence de division idéologique claire entre les élites politiques et leurs électeurs. Les analystes politiques estiment le plus souvent que les clivages les plus importants s’expliquent uniquement par la répartition géographique entre les différentes régions et les divisions générationnelles. Les sondages récents semblent cependant indiquer que derrière les divisions générationnelles semble se développer un clivage idéologique dans la société coréenne. Cette affiliation partisane et le ralliement idéologique ne sont peut-être pas aussi nets que dans d’autres démocraties plus anciennes, mais il convient de noter leur progression.

Ce texte apparait dans le dossier « Péninsule coréenne : soixante ans de divisions », sous la direction de Barthélémy Courmont, dans la revue trimestrielle Monde chinois, nouvelle Asie, publiée aux éditions ESKA, automne 2013.
Texte traduit de l’anglais par Barthélémy Courmont.


(1) Aran Hwang, “The Generation Gap in Korean Politics: The Characteristic Ideological Difference and Its Consequent Effect on Political Behavior.” National Strategy, 15(2), 2009, pp. 123-148.
(2) Korea Broadcasting System Exit Poll, 2002.
(3) En Corée du Sud, le terme “progressiste” est généralement plus usité que “libéral”. Ce terme est cependant utilisé à plusieurs reprises au long de cet article, pour illustrer les divisions idéologiques.
(4) Young-Jae Jin et Min-Wook Kim, “Associational Relationship between the Perception of Korean Ideological Identification and the Supporting Behavior for Candidates (Political Parties): Comparative Analysis of 16th Presidential Election and 17th Congressional Election”, The Korean Journal of International Studies, 23(4), 2007, pp. 65-98; et Won-Taek Kang, “How Ideology Divides Generations: The 2002 and 2004 South Korean Elections”, Canadian Journal of Political Science, 41(2), 2008, pp. 461-480.
(5) Karl Mannheim, Essays on the Sociology of Knowledge. Londres, Routledge, 1952; et Ronald Inglehart, Culture Shift in Advanced Industrial Society. Princeton, Princeton University Press, 1990.
(6) Chaibong Hahm, “The Two South Koreas: A House Divided”, The Washington Quarterly, 28, 2005, pp. 57-72.
(7) The National Election Commission of Korea.
(8) Il est intéressant de noter que les 40-50 ans se montrent également très libéraux sur les questions sociales.
(9) Youngshik D. Bong, “The Gay Rights Movement in Democratizing Korea”, Korean Studies, 32, 2008, pp.86-103.


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