ANALYSES

De la responsabilité du consommateur et de l’équité des nations : les émissions de carbone importées

Tribune
2 septembre 2013
Par Benjamin Denjean, chercheur à l’institut 3E (Energy,Environment & Economics) de Tsinghua (Beijing, Chine), expert des problématiques de marchés Carbone
Non, et la photographie d’un ministre en marinière n’est pas suffisante pour relancer une production locale(5). Cela vient du fait que le secteur manufacturier est loin de représenter la priorité de notre pays, comme le prouve la nature des investissements d’avenir, ces fonds publics destinés à préparer la France aux enjeux de demain en investissant 35 milliards d’euros dans différents domaines. Pour exemple, les filières industrielles et les PME ne représentent que 6,5% de ces financements(6). Dans le même temps, la France et l’Europe se font hérauts d’un développement propre, pour un avenir soutenable. Ce positionnement précurseur a conféré à l’Union une position de leader en développement durable. Mais être détenteur d’un savoir-faire fait-il qu’un pays l’utilise efficacement? À savoir, est-ce que l’augmentation de la part de la valeur ajoutée issue du développement durable implique forcément que l’Union réduit son empreinte écologique ? C’est la question qu’ont décidé de poser deux équipes de recherche, une Anglaise de l’Université de Leeds et une Chinoise de l’Académie des sciences de Chine. À première vue, les rapports officiels – aidés par la crise – sont tout à l’honneur de la nouvelle transition économique européenne. Diminution des émissions de gaz à effet de serre de 11,3% entre 1990 et 2008(7) ainsi que la mise en place d’objectifs politiques ambitieux tels qu’inclus dans le paquet Energie Climat adopté en 2008 par la Commission européenne. Cependant un œil averti remarquera le lien entre ces apparents succès environnementaux et le tumulte économique auquel est soumise l’Union européenne(8).

Dans ce contexte, désindustrialisation rime avec baisse des émissions, crise avec chute du secteur immobilier. Ces remarques, loin d’être une critique de la course à ces objectifs, veulent mettre en relief une interprétation biaisée de leur origine. Prenons désormais un point de vue environnemental, qui devrait être le seul réellement valable pour de telles politiques. Il convient à ce moment de considérer l’impact d’une population – et non pas juste du territoire qui l’accueille – sur l’environnement global, à savoir le globe terrestre. Pour ce faire, il faut prendre en compte pour chaque individu, l’ensemble de ses consommations – en énergie, transports, biens de consommations, etc. –, et sommer ses impacts environnementaux, ce qui permet de déduire son empreinte écologique. Ceci est permis par la méthode dite d’analyse de cycle de vie qui consiste à évaluer pour chaque produit fini l’ensemble des émissions et de l’énergie nécessaires depuis l’extraction des matières premières requises lors de sa conception jusqu’à sa destruction (ou son recyclage).

Si l’on regarde les flux de marchandises, nous sommes à même de calculer la pollution et les émissions que la production de ces dernières a générées. Les importations contiennent donc une pollution délocalisée et quantifiable – sous formes cette fois-ci de flux de carbone par exemple. C’est lorsqu’on le met en relation avec les flux de marchandises, et donc d’émissions, que le discours suffisant sur les succès européens supporte mal la confrontation. Ressort de l’analyse du GIEC(9) qu’en 2007 l’Europe était l’ensemble économique responsable de la plus grande part des émissions mondiales. L’ADEME ainsi qu’entre 2000 et 2010, alors que la France a diminué ses émissions territoriales de 7%, ses émissions totales ont quant à elles augmenté de 15% ! Si le consommateur



devient individuellement responsable de ses choix de consommations (et donc de ses émissions), ce qui est censé être plus largement permis par l’ouverture de multiples secteurs à la concurrence, il devient aussi nécessaire de fournir une information appropriée sur ces choix. C’est la montée de ce type de comportement qui a donné naissance et pousse au développement des politiques RSE(10) (responsabilité sociale des entreprises). À noter d’ailleurs que le terme inclut la notion de responsabilité environnementale. Bien entendu, la génération spontanée de telles politiques, et leur demande du côté des consommateurs reste marginale – et souvent associée plus à du green washing (11) qu’à un réel intérêt environnemental. Il semble ainsi nécessaire, comme détaillé dans la « Tragédie des biens communs »(12) et très clairement expliqué par Daniel Weinstock(13) que la responsabilité individuelle dans la gestion de l’environnement doit être transposée en mesures politiques pour avoir une chance d’aboutir. Ceci n’implique évidemment pas qu’elle puisse se passer d’une impulsion locale afin d’être considérée et reprise par les décideurs politiques.

Les mesures de contrôle de la qualité environnementale aussi bien en local (valorisation) qu’à l’importation (frein à la concurrence déloyale) permettent de combattre un risque inhérent à beaucoup de pays développés : la fuite carbone (communément dénominé carbon leakage ). En effet, ces mesures peuvent aussi être utilisées comme base pour l’évaluation (et le cas échéant la taxation) des produits ne respectant pas, lors de leur conception, les normes en vigueur dans le pays importateur. Un tel outil est donc aussi un moyen annexe d’utiliser un leadership environnemental fantasmé en un outil de réindustrialisation. Pour le moins les emplois créés, s’ils ne comprennent pas la même quantité de compétences manufacturières, devraient inclure une proportion croissante de contrôle et certification(14).

Cela implique de repenser – au moins partiellement – les règles du système marchand international pour éviter une utilisation de la délocalisation vers des pays sans contraintes environnementales. Alors que cet « outsourcing » s’est développé pour bénéficier d’une baisse de coûts salariaux, il permet désormais de tirer parti d’autres différences de coûts, notamment environnementaux. Dès lors que les centres manufacturiers se déplacent d’ores et déjà de Chine vers d’autres pays en développement(15), cette course risque bien de ne jamais s’arrêter. Non seulement le bénéfice des emplois créés ne perdure que jusqu’à la prochaine délocalisation, mais il laisse dans son sillage des pays à l’environnement ravagé et aux ressources naturelles épuisées.

L’équipe de recherche du Professeur Kuishuang Feng de l’Université du Maryland s’intéresse notamment à la réplication de ces mécanismes au sein même du territoire chinois(16). En effet, aussi bien la forte compétitivité que les disparités entre provinces rendent l’analyse des flux de carbones très similaires à celle entre pays. Par ailleurs, ils mettent en relief qu’elles sont d’ores et déjà les plus grandes importatrices de CO2, alors même que les provinces industrielles sont déjà fortement polluées.



Ce point n’est pas sans conséquence sur les politiques actuelles d’amélioration de la qualité de l’air et de diminution des émissions dans les métropoles chinoises. En effet, il semble logique, que dans une même optique de carbon leakage , la première vague d’amélioration soit en fait un report des émissions vers de zones non encore prises en compte. C’est d’ailleurs ce qui a lieu lors des relocalisations d’usines depuis Beijing vers la province voisine du Hebei.

De nouveau, et cette fois-ci dans un contexte plus local, mettons en perspective non pas où la pollution est réalisée, mais à qui profite-t-elle. On notera néanmoins que ces considérations prennent en compte les retombées négatives (destruction de l’environnement, qualité de l’air, changement climatique, etc.) et tendent à imputer la responsabilité aux seuls consommateurs. Bien que difficile à quantifier, il serait aussi intéressant de considérer la responsabilité des détenteurs des profits générés par ces transactions. D’autant plus que le déplacement des profits entraîne une inversion des foyers de consommation. C’est ce qui a permis une explosion de la classe moyenne chinoise basée sur l’exploitation démesurée des ressources nationales, pour répondre à des clients internationaux à quête de bas coût. Cette population devient désormais un foyer de consommation à l’échelle mondiale. Doit-elle être responsable de ce qu’elle fera produire chez les autres, alors que nous l’avons jusqu’ici toujours refusé ?

Lorsque les producteurs d’hier et d’aujourd’hui deviennent les consommateurs de demain, à qui va la responsabilité ? Si tant est que cette question ait un sens, il semble plutôt crucial de savoir s’il est nécessaire de trancher avant d’agir.

(1) Rapport Dares-analyses basé sur les statistiques de Pôle emploi, valeur correspondante à la catégorie A.
(2) 1980 et 2007, l’industrie française a supprimé 1,91 million d’emplois.
(3) En 2012, afin d’échapper à la fois à la faillite et à la possible reprise par Siemens.
(4) Ce sentiment étant lui aussi en crise, en 2012 64% des français affirmaient que s’ils pouvaient revenir en 1992, ils voteraient non au traité de Maastricht.
(5)En couverture du Parisien magazine le 19 Octobre 2012.
(6) http://investissement-avenir.gouvernement.fr/content/action-et-projets
(7) SOeS d’après Citepa, inventaire CCNUCC, 2009 (Dom inclus) – Agence européenne pour l’environnement, 2010.
(8) Dès 2010, L’analyse des réductions structurelles des émissions montrait que la réduction entre 2008 et 2010 est majoritairement attribuable au secteur industriel. Source : CGDD (2011), « Bilan énergétique de la France pour 2010 ». L’effondrement du bloc soviétique jouant aussi une part importante dans les valeurs de l’UE-27.
(9) Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
(10) Pratique visant pour une entreprise à intégrer intégrer à sa stratégie globale, à ses décisions stratégiques comme à son fonctionnement quotidien, les problématiques sociales, sociétales et environnementales.
(11) Terme anglophone pour désigner les efforts de communication des entreprises sur leurs avancées en termes de développement durable, avancées qui ne s’accompagnent pas de véritables actions pour l’environnement.
(12) The Tragedy of the Commons, Garrett Hardin, Science, Vol. 162 no. 3859 pp. 1243-1248, 13 décembre 1968.
(13) Table ronde : La responsabilité des consommateurs face aux changements climatiques, organisé en amont de l’atelier international « Ethique et consommation » réalisé en 2009 par le Goethe-Institut de Montréal et le Centre for Responsibiity Research à l’Insitute for Advanced Study in the Humanities (Essen, Allemange).
(14) Il n’est pas ici le propos de rentrer dans les détails des contraintes associées au capacity-building lors d’un changement industriel.
(15) Voir de nombreux exemples tels que http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20120520-chine-delocalise-son-tour-production ou plus récemment http://www.npr.org/blogs/parallels/2013/06/26/195896469/chinese-workers-prevent-american-exec-from-leaving
(16) Feng et al.www.pnas.org/cgi/content/short/1219918110