ANALYSES

France-Brésil, l’enjeu caché des présidentielles brésiliennes : gagner ensemble le pari de la multilatéralité

Tribune
5 octobre 2010
La place de la France en Europe et dans le monde a été sensiblement amoindrie ces dernières années. Les raisons de cette dégradation sont multiples. Elles tiennent, pour faire bref, à une perte de pertinence collective. Ses footballeurs l’ont spectaculairement rendue lisible en Afrique du Sud au mois de juin 2010. La France, en effet, paraît ne plus faire sens pour la majorité de ceux, artistes, sportifs, responsables économiques et financiers, intellectuels, journalistes, gouvernants, qui incarnent, nourrissent et orientent le vouloir vivre collectif. Seul de façon dérisoire et tragique, un parti politique, le Front national, propose la perpétuation impossible d’un modèle national dépassé de tous côtés. Cette dérive, révélatrice d’un glissement identitaire, tel que le définit l’historien israélien Shlomo Sand, n’est pourtant pas officiellement et clairement assumée (1). Elle cohabite avec des comportements qui prétendent pour les uns, perpétuer en l’état l’équation nationale et républicaine, et, pour les autres, en proposer une lecture actualisée. L’auteur de ces lignes se situe dans cette dernière perspective, et propose parmi d’autres options, celle d’un partenariat privilégié avec un pays émergent, le Brésil, afin de mutualiser une ambition multilatérale et nationale partagée.

L’état des lieux de la Maison-France mérite un rappel préalable. Il permet en effet de mesurer l’ampleur des dérives et dégradations et a contrario d’établir un diagnostic autorisant mises en chantier et reconstructions. Les footballeurs bleus égarés en juin 2010 au Sud de l’Afrique, vivent le quotidien d’un « mercato » ne connaissant que des individus. L’offre et la demande fondent seules la valeur de chaque joueur en euros ou en dollars et parfois en yens. Le bagage culturel et linguistique du pays a été dévalorisé au bénéfice de modèles globaux et anglo-saxons par les grandes entreprises et les médias audiovisuels. Un nombre croissant de chanteurs ont adopté l’anglais et les rythmes, populaires aux Etats-Unis, pour pénétrer l’espace de la chanson dollar. Les capacités créatives de la jeunesse sont amoindries par des apprentissages dévalorisant et démodant les éléments propres au bénéfice de comportements d’importation. Les entreprises ont délocalisé une part importante de leur production et de leur savoir-faire aux quatre coins du monde. La dynamique européenne et mondiale des entreprises, la montée en puissance de l’idéologie fédéraliste européenne, la mondialisation de l’ingérence humanitaire et militaire sur des critères définis par l’Occident , et celle du libre-échange de l’argent et des marchandises, tous portés par les medias qui leur sont liés, ont déclassé les idées et la culture républicaines et démocratiques d’hier. Les Français au croisement d’une double crise, économique et identitaire, sont quelque part décentrés et déconcentrés, à l’image de leur équipe de football. D’autant plus que les autorités qu’ils ont élues en leur offrant l’alternative compensatoire de boucs émissaires intérieurs, ciblant les éléments les plus fragiles de la société, les populations issues de l’ancien empire colonial, voire il y a peu les Bohémiens, qualifiés pour l’occasion de Roms, accentuent les divisions civiles et le doute existentiel. Cette France incertaine à l’intérieur l’est aussi dans son rapport au monde. Elle s’est progressivement détournée de ses points d’ancrage diplomatiques. Le réseau d’amitiés et d’alliances qui était le sien a été délaissé, en Afrique et en Amérique latine. Cet abandon inavoué a été accompagné d’une occidentalisation diplomatique du discours gouvernemental sanctionnée par la banalisation de la présence française au sein de l’Alliance atlantique, et le consentement après l’adhésion massive de nouveaux membres au sein de l’Union européenne, d’une mise en suspens des liens jusque là importants avec les pays du sud et avec la Russie. La nord-américanisation récente et ostentatoire, politique comme culturelle, de la présidence de la République, a accentué la confusion, les inerties, et l’incapacité à définir un cap collectif. Cette dérive porteuse de changements profonds mériterait d’être posée et tranchée dans la clarté. Les Français, ceux qui ont la charge de les gouverner, et la prétention d’influencer leurs esprits, au-delà de formules rhétoriques récitées à l’occasion de dates symboliques,-le 1er janvier, le 1er mai, le 18 juin, le 14 juillet et le 11 novembre-, considèrent-ils encore que leur pays fait sens ?

La célébration ostentatoire par les plus hautes autorités de l’Etat du 70ème anniversaire de l’appel du 18 juin 1940 signale semble-t-il une réponse positive à la question posée. Mais le caractère commémoratif et formel de la célébration est porteur d’une ambigüité confirmant l’interrogation. L’esprit de l’appel en l’occurrence minimisé sinon oublié, va en effet bien au delà du dépôt de gerbes sur fond de croix de Lorraine. Le geste du général de Gaulle, le refus de la défaite, revendiquait un vouloir vivre collectif. Il aurait pu être actualisé par ceux qui se présentent comme ses héritiers. Ce refus avait sans doute un côté « quichottien ». Il prétendait opposer, des mots certes chargés de contenu, mais des mots, -démocratie, République, nation-, au rouleau compresseur d’une Europe nouvelle soumise par les chars et les avions de l’Allemagne nazie. Beaucoup d’eau a passé sous les ponts de France, d’Angleterre, d’Allemagne depuis ces évènements. Le monde, l’Europe, ont changé. Mais le sens profond du message du 18 juin, le refus de la dissolution culturelle, intellectuelle et morale, est pourtant toujours aussi actuel. La France, si tant est que ceux qui y vivent et ceux qui la dirigent estiment que sa perpétuation fait encore sens, a un besoin urgent de récupération, culturelle comme intellectuelle. Et cela afin de retrouver un logiciel commun, lui permettant de reprendre sa place dans un monde dont elle subit de plus en plus passivement les effets et les influences. L’approche de mai 2012 rendez-vous électoral majeur, celui de l’élection présidentielle, peut être l’occasion d’une prise de conscience. Des voix encore isolées, mais de plus en plus audibles, portent à droite cette exigence, en particulier celle de Dominique de Villepin. Le Parti socialiste, dans le camp opposé, a souhaité ouvrir un débat sur les questions internationales. Les dés sont donc quelque part jetés. S’ils restent sur la table, le laisser faire mettra la France et les siens à la merci des puissants du moment. Au contraire si les « responsables » aspirant à la magistrature suprême et leurs partisans inventent les stratégies permettant de remobiliser les esprits, le pays, plus sûr de ce qu’il est, sera mieux à même de rebondir en coopérant avec d’autres.

La deuxième option, pour se concrétiser, suppose un espace d’initiative au sein de l’Union européenne, comme de l’Alliance atlantique, qui encadrent les politiques de la France. Elle nécessite l’invention de projets partagés, en Europe mais aussi hors d’Europe. La France ne peut redevenir elle-même, retrouver sa capacité à parler et à proposer d’autres options que celles définies par des alliés et des concurrents plus puissants, à la condition de construire une nouvelle autonomie. Cette voie passe d’abord par une approche laïque, rationnelle, plus instrumentale et mutualisante de l’Union européenne. Elle passe donc par la recherche d’alliances et de projets avec les partenaires européens disposés à faire un bout de chemin avec elle sur ce terrain là. Elle passe aussi par un compromis avec les puissances montantes, en quête de multilatéralité, refusant comme allant de soi la perpétuation de l’ordre international de l’après guerre froide, qu’elles soient ou non membres de l’OTAN. Le Brésil, qui depuis huit ans a su fabriquer un discours et une politique tout à la fois exigeante mais responsable, nationale mais coopérative, est incontestablement l’un de ces partenaires que la France se devrait de cultiver. Ce choix lui permettrait tout en contribuant à la construction d’un monde plus équilibré, et d’une nouvelle multilatéralité, de retrouver une voix et des certitudes.


Ce constat n’a rien de particulièrement révolutionnaire. Des ponts ont été jetés depuis quelques années par la France en direction d’un Brésil en quête de partenaires comprenant son aspiration à bâtir un monde plus équilibré. Les présidents Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont inauguré à plusieurs reprises la première pierre d’un ouvrage d’art permettant de traverser le fleuve Oyapock entre Guyane française et Amapa brésilien. Leurs homologues Fernando Henrique Cardoso et Inacio Lula da Silva se sont prêtés au jeu dans l’espoir d’une coopération porteuse d’ambitions plus globales. Un contact humain a été ces dernières années établi par Nicolas Sarkozy avec Lula da Silva. Il peine, côté français à dépasser un relationnel à caractère avant tout personnel. Le traité stratégique signé en décembre 2008 entre France et Brésil n’avait pas eu en mai 2010 de suite particulière sur les grandes affaires du monde. Il a certes permis au Brésil d’accéder à des technologies militaires de pointe. Il a ouvert à la France un grand marché pour ses armements. Mais la contre partie diplomatique reste à ce jour un chantier en friche. Les socialistes ont parallèlement depuis 2001 découvert le PT et Lula à l’occasion des Forums sociaux de Porto Alegre. Mais ces rencontres, parfois de haut niveau, ont été dés le départ motivées plus que par l’intérêt porté au PT par celui du déplacement au Brésil de la quasi-totalité de la société civile hexagonale. La rencontre entre Martine Aubry, première secrétaire du parti socialiste, et Dilma Rousseff, candidate du PT et de Lula aux présidentielles brésiliennes, le 15 juin 2010, s’inscrit dans cette ambigüité. La relation tout en étant amicale voire chaleureuse reste cantonnée dans une double instrumentalisation politique à finalité locale.

La qualité des contacts humains établis ici, à l’UMP, et là au PS, avec des interlocuteurs brésiliens, aurait pu, et pourrait encore, prendre une dimension plus élaborée, porteuse d’horizons plus vastes. Les raisons du choix brésilien, qui ne sont pas exclusives d’autres coopérations, sont en effet pour la France multiples.

L’option brésilienne s’impose tout d’abord en raison de l’influence internationale acquise par le Brésil depuis l’installation de Luis Inacio Lula da Silva à Planalto (siège de l’exécutif) le 1er janvier 2003. Le Brésil en effet a rejoint le cercle d’Etats aspirant à une coparticipation aux décisions prises jusqu’ici par un petit nombre d’acteurs, à l’ONU, comme au FMI et à l’OMC. La diplomatie brésilienne a manifesté depuis 2003 une présence au monde inédite. Le Brésil a au cours de la période 2003-2010 incontestablement bonifié son influence et son rôle dans le concert des nations. Cette présence revêt pour la France, un intérêt d’autant plus intéressant qu’elle a suivi un cheminement original, combinant une montée en puissance classique, nationale, avec la recherche parallèle de convergences ouvertes au partage d’objectifs et de responsabilités.

Ce choix brésilien s’imposerait à une France qui souhaiterait conforter l’option multilatérale privilégiée par le Brésil. L’ambition brésilienne, rappelons-le, s’est matérialisée par l’invention de coopérations intergouvernementales et une créativité institutionnelle originales. Le Brésil n’a pas, comme l’avaient tenté depuis Bandoeng les non-alignés, proposé une rupture frontale avec les puissances installées. Il n’a pas dépoussiéré le « tiers-mondisme ». Il ne s’agissait pas pour lui de proposer un autre monde, mais d’assurer à celui qui est, un fonctionnement plus conforme aux règles qu’il affiche. Le Brésil s’est donc efforcé de gripper les processus de décision existants, gérés par les « Grands », la « Triade », en suscitant de nouvelles majorités internationales. Les résultats de cette multilatéralité créative ont été en ombres et lumières. A défaut d’avoir pu participer à l’élaboration de nouvelles règles internationales, le Brésil et ses alliés ont empêché la perpétuation de décisions prises par les puissances établies. L’OMC, Organisation mondiale du commerce, était jusqu’en 2003 orientée par les compromis trouvés par les pays de la Triade (Etats-Unis ; Japon ; Union européenne). L’IBAS, (Inde-Brésil-Afrique du sud), a inventé un front de grands pays du sud (le G-22), ayant à la Conférence de Cancún au mois de septembre 2003 déstabilisé ce mode de fonctionnement. Avec le Brésil, les pays communément qualifiés d’émergents, ont acquis depuis cette date une place décisionnelle en matière de politique économique internationale. Quel que soit le jugement que l’on porte sur les décisions de portée universelle prises en 2008 et en 2009, dans les forums économiques et climatiques de Londres, Pittsburgh, et Copenhague plusieurs grands pays du sud ont été associés à l’élaboration des décisions. Sur le continent américain, le Brésil, avec quelques autres, a permis au Venezuela de surmonter une grave crise intérieure en 2003. Avec l’Argentine, et le Venezuela, le Brésil a enrayé avec succès lors de la conférence interaméricaine de Mar del Plata en 2005 le projet de marché commun inventé par les Etats-Unis sous le nom de ZLEA (Zone de libre échange des Amériques). Avec d’autres latino-américains, Argentine, Bolivie, Chili, Equateur, Guatemala, Paraguay, Pérou, Uruguay, le Brésil a pris en 2004 le commandement d’une opération de paix des Nations Unies en Haïti, la MINUSTAH. Le Brésil a participé à bien d’autres initiatives Nord-Sud, comme le projet Faim zéro présenté à l’ONU en septembre 2004 et à la mise en place avec les Etats-Unis en 2007 d’une organisation commune des producteurs de biocarburants.

Elément digne d’attention pour la France, parallèlement à cette option multilatéraliste le Brésil a multiplié les initiatives à périmètres plus restreints. Cette mobilisation diplomatique a concerné les pays de tous les continents qu’ils soient « centraux », aussi bien que « périphériques », du nord ou du sud. Depuis son entrée en fonction, Lula a, chaque année, visité plusieurs nations d’Afrique. Il a construit des rapports diversifiés, économiques, commerciaux, diplomatiques, technologiques, avec l’Inde et surtout la Chine. Il a également innové en visitant Israël et la Cisjordanie, Jérusalem et Ramallah, rappelant qu’au Brésil vivaient en harmonie une communauté syro-libanaise importante et une communauté juive. La démarche a été saluée par les deux parties. Il entretient avec l’Iran une relation fondée sur la conviction que le dialogue est la meilleure façon de résoudre les contentieux. Le Brésil qui a unilatéralement renoncé à l’arme nucléaire estime qu’il est mieux placé pour être entendu de Téhéran, que les puissances nucléaires établies, qui n’entendent pas remettre en question leur statut. C’est dans cette perspective qu’il a proposé, après en avoir informé les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, avec la Turquie en mai 2010 une initiative visant à débloquer le dossier. Dans le groupe des pays développés, l’Allemagne, la France et le Japon ont été privilégiés pour des raisons chacune différentes, mais reposant sur la même logique : diplomatiques et économiques avec l’Allemagne et le Japon, ces pays aspirant au statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies-, diplomatiques et militaires avec la France, -relation sanctionnée par la signature d’un partenariat stratégique et la vente d’armements sophistiqués en 2008-, humanitaires avec l’Italie après le tremblement de terre en Haïti.

L’insertion souveraine (2) recherchée par le Brésil a expliqué Marco Aurelio Garcia, conseiller diplomatique du chef de l’Etat a consisté pour le Brésil, « compte tenu de la possibilité pour le monde d’aller vers la multipolarité (..) à chercher une association avec d’autres pays partageant ses valeurs et offrant des possibilités de complémentarité économique » (3). Le pragmatisme brésilien lui a ouvert beaucoup de portes. Il suscite aussi beaucoup d’agacements quand les interlocuteurs du Brésil prennent conscience de l’objectif recherché, celui d’un monde fonctionnant de façon collégiale. Mais le Brésil de 2010 occupe sur la scène internationale, la plus proche,- en Amérique latine-, comme la plus globale, une place aujourd’hui plus importante que celle qui était la sienne en 2002. Le Brésil est désormais parfois consulté, et éventuellement interpellé, sur un certain nombre de questions collectives par les Etats « centraux ». Emergent incontesté, il est devenu acteur de son devenir, et accessoirement de celui d’autres pays. La conception brésilienne, vise à rééquilibrer la gestion des affaires du monde en élargissant le cercle des décideurs. Elle reflète en ce sens une authentique démarche émergente, plus proche de celle de l’Inde que de celle de la Chine ou de la Russie, Etats bénéficiant d’une position internationale privilégiée. La coopération offerte par le Brésil intéresse les pays contestataires comme les puissances en place. La prétention du Brésil à ne pas vouloir jouer les supplétifs, ou selon la terminologie utilisée aux Etats-Unis, à rester cantonné dans le rôle d’Etat pivot, relais régional d’un « Grand », ouvre des perspectives déstabilisant le système international. Elles peuvent être applaudies ou critiquées.


L’une et l’autre des attitudes, la coopération avec le Brésil, comme la critique de certaines de ses initiatives, ont été pratiquées par la France comme par d’autres pays diplomatiquement « installés ». La contradiction n’a pas été arbitrée. Mais peut-être que le pragmatisme extérieur pratiqué par Itamaraty et Planalto, pourrait être exploré de façon plus instrumentale par l’Elysée, le Quai d’Orsay et les grands partis politiques français. Le quotidien israélien Haaretz , en mars 2010, a tiré la conclusion suivante de la visite effectuée par le président brésilien à Jérusalem et Ramallah. Elle mérite une lecture et une exégèse attentives : « Lula n’est pas un idéologue, c’est un négociateur ». Le commentaire constitue une bonne base de départ pour toute réflexion qui en France, entend définir l’espace d’une nouvelle multilatéralité fondée sur une affirmation nationale combinée sur le respect des engagements européens et atlantiques. Ce qui suppose la quête de nouvelles alliances. Celle du Brésil est sans aucun doute du nombre.

(1) In Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, Paris, Champs essais, n°949, 2010, voir page 57
(2) Ricardo de Azevedo,
Por una inserção soberana no mundo, São Paulo, Fundação Perseu Abramo, 18 décembre 2003
(3) Marco Aurélio Garcia, « A Opção Sul-Americana », São Paulo, Interesse Nacional, n°1, avril-juin 2008