ANALYSES

Équateur : une plongée rapide dans le chaos criminel

Interview
12 janvier 2024
Entretien avec Michel Gandilhon, membre du conseil d’orientation scientifique de l’Observatoire des criminalités internationales (ObsCI)


En ce début d’année 2024, l’histoire s’accélère en Amérique latine, région en proie depuis des décennies à une hyperviolence, qui vient rappeler l’impact géopolitique et pas seulement sécuritaire des organisations criminelles quand elles atteignent un seuil de développement critique. Depuis des décennies, le monopole de la violence légitime d’un nombre de plus en plus croissant d’États y est battu en brèche par une myriade de groupes  ̶  gangs, cartels, guérillas, paramilitaires, etc  ̶ constituant une menace existentielle pour la vie démocratique. Le basculement du domino équatorien, jusque-là récemment relativement épargné par ces phénomènes, liés notamment aux trafics de drogues, que l’on voit quotidiennement au Mexique, au Venezuela ou encore en Colombie, en fournit une énième illustration tragique. En l’espace d’une dizaine d’années, le pays est devenu un espace de transit majeur de la cocaïne produite en Colombie en direction des États-Unis, de l’Europe et, dans une moindre mesure, de l’Asie. Encerclé par les deux plus grands producteurs de cocaïne au monde, doté d’une façade sur le Pacifique qui ouvre vers l’Asie à l’ouest, le corridor centre-américain  ̶  lui donnant accès à l’Europe via le canal de Panama   ̶   et les États-Unis au nord, l’Équateur était malheureusement condamné par sa géographie à attirer les convoitises d’organisations criminelles en quête incessante de nouvelles routes. Ainsi, Guayaquil, classé dans le top 100 des plus grands ports en matière de marchandises transportées, est devenu, comme le reste du pays, le théâtre d’une guerre de gangs pour le contrôle des docks. S’il est probablement encore trop tôt pour parler d’État failli, l’arrière-fond des multiples crises d’ordre à la fois politique, sociale et sécuritaire que rencontre le pays depuis quelques années fait craindre une « mexicanisation », dont on sait qu’une fois entamée il est très difficile de sortir. Plus que jamais, pour reprendre le titre d’un ouvrage désormais classique d’Eduardo Galeano, les veines de l’Amérique latine sont ouvertes. Une leçon à méditer pour l’Europe. Entretien avec Michel Gandilhon, membre du conseil scientifique de l’Observatoire des criminalités internationales de l’IRIS (ObsCi), expert associé au département sécurité-défense du Conservatoire national des Arts et métiers (CNAM).

 

Pourquoi un pays comme l’Équateur, décrit comme un « havre de paix », a basculé dans la violence ?

Cette violence vient de relativement loin. Il est erroné de dire en effet que l’Équateur était épargné par le narcotrafic. Depuis une quarantaine d’années, ce pays est pleinement inséré dans la division régionale du travail liée à la production de cocaïne. Dans les années 1980, il était un espace de transit pour la pâte-base qui alimentait depuis le Pérou les laboratoires de production situés en Colombie. Depuis une quinzaine d’années, le pays est considéré comme un espace de transit majeur de la cocaïne vers les États-Unis, l’Europe et dans une moindre mesure l’Asie. En attestent les saisies, déjà conséquentes, enregistrées au début de la décennie 2010 : en 2012 quelque 42 tonnes de stupéfiants, principalement de la cocaïne, contre 26 tonnes en 2011 et 18 tonnes en 2010. En 2009, un record de 68 tonnes saisies avait même été atteint. À cette époque, la situation colombienne affectait déjà fortement le pays. Les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) utilisaient l’Équateur, avec l’acquiescement du pouvoir politique alors en place, comme une base de repli. Leur numéro 2, Raul Reyes, avait été tué en 2008 lors d’un bombardement aérien de l’armée colombienne. Ce qui avait déclenché d’ailleurs une crise régionale intense marquée par la rupture des relations diplomatiques et la mobilisation de l’armée aux frontières. Ce conflit avait pour arrière-fond un clivage idéologique profond entre la présidence Correa, qui avait rejoint le bolivarisme chavezien et celle d’Uribe fermement proaméricaine. Sur le plan du crime organisé, le trafic de cocaïne était largement contrôlé par un gang dominant, les Choneros formés dans années 1990, en compétition avec d’autres groupes comme les Cubanos et les Lagartos. Mais l’impact en termes de sécurité publique restait gérable pour l’État. En outre, depuis la dollarisation de l’économie survenue en 2000, l’Équateur est une zone de blanchiment des capitaux illégaux issus du trafic de drogues.

Quels sont les facteurs qui expliquent son aggravation ?

Des facteurs externes, tout d’abord avec l’explosion de la production de la cocaïne en Colombie. En dix ans elle a sextuplé pour atteindre un niveau jamais atteint, avec plus de 1700 tonnes en 2022, d’après les dernières données de l’Organisation des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Or une partie significative de la production de coca intervient dans les départements du Putumayo et du Narino, situés à la frontière nord de l’Équateur. On estime qu’un tiers de la cocaïne colombienne passe par le pays pour rejoindre la grande cité portuaire de Guayaquil (2,8 millions d’habitants). De là, la cocaïne est exportée directement vers le Mexique ou via l’Amérique centrale et vers l’Europe, où les saisies en provenance de l’Équateur explosent. Les saisies en Équateur également : 82 tonnes en 2019 ; 128 tonnes en 2020 ; 210 tonnes en 2021 ; 201 tonnes en 2022 ; et 220 tonnes en 2023.

Les facteurs internes sont liés à la reconfiguration du crime organisé local. L’organisation jusqu’alors dominante, les Choneros, est contestée depuis l’assassinat de son chef en 2020 par un autre groupe, les Lobos, qui ont réussi à fédérer d’autres bandes comme les Tiguerones et les Chone killers. Cette fédération s’appelle d’ailleurs Nueva Generacion (NG) comme le cartel mexicain éponyme avec lequel elle est en relation. Précisons au passage que le Cartel Jalisco Nueva Generacion (CJNG) est une scission hostile du cartel de Sinaloa et le produit d’une sorte de fusion acquisition avec le cartel de Tijuana. NG est aussi allié avec un front dissident des FARC, l’ex 48e front et des rescapés des groupes paramilitaires, qui ont formé une alliance baptisée Commandos de la Frontera, très active dans le sud-ouest de la Colombie et notamment dans le département du Putumayo. Du côté des acheteurs européens, NG a tissé des liens avec les groupes criminels des Balkans, serbes, monténégrins et surtout albanais.

Les deux groupes dès lors se font la guerre, que ce soit dans les prisons et sur les territoires stratégiques du trafic, singulièrement de Guayaquil qui concentre 40 % des 18 000 homicides du pays.

Quelle est la situation aujourd’hui ?

Dramatique. La rapidité de la dégradation est déconcertante. En l’espace de 5 ans, au point de vue sécuritaire, on est passé d’une situation proche de celle des USA à celle du Mexique. En pire si l’on regarde les taux d’homicides. En 2023, l’Équateur, avec 7 800 morts, est devenu probablement le premier pays d’Amérique latine pour le taux d’homicides, loin devant le Mexique et la Colombie (respectivement 25 et 26 pour 100 000 habitants en 2022). Les homicides ont augmenté de près de 800 % entre 2018 et 2023, passant de 6 à 46 pour 100 000 habitants. Les prisons sont le théâtre de massacres récurrents entre bandes rivales. Depuis février 2021, il y en a eu au moins une douzaine, qui ont fait plus de 460 morts parmi les détenus. Les autorités se sont révélées jusqu’à présent incapables d’en reprendre fermement le contrôle. Il n’est pas exagéré de parler de mexicanisation du pays. Les Lobos (8000 membres) qui sont en train de gagner la guerre sont clairement en voie de cartellisation : ils s’attaquent d’ailleurs à d’autres secteurs d’activités, comme l’exploitation minière illégale. Ils adoptent les méthodes terroristes des cartels : pendaisons publiques de cadavres, meurtres de journalistes et de policiers. Jusqu’à l’assassinat de membres de la classe politique. En juillet 2023, Agustin Intriago, maire du deuxième port du pays, Manta, et résolument hostile au crime organisé, a été assassiné. Tout comme un candidat aux élections municipales de février près du grand port de Guayaquil, parmi bien d’autres, jusqu’au candidat à la présidence de la République, Fernando Villavicencio, en août dernier. Ce qui fait aussi penser à la Colombie des années 1990 avant la chute de Pablo Escobar.

Quelle est la solidité de l’État face aux organisations criminelles ?

Rafael Correa, un ancien président de la République (20007-2017), a déclaré dernièrement : « L’Équateur est devenu un État failli ». Il en sait quelque chose puisque sous ses mandats, la corruption a explosé. Au point que son héritier, Lenin Moreno, a rompu avec sa politique et s’est rapproché des USA et de la Colombie afin de lutter contre le trafic de drogues. Correa, qui en 2009 avait refusé de renouveler le bail de 10 ans accordé aux Américains à Manta, le deuxième port du pays, où ils avaient une base militaire qui servait à la lutte antidrogue dans le Pacifique, a été désavoué. Le gouvernement du président Lenin Moreno a conclu en 2019 un accord avec le Pentagone autorisant l’armée américaine à utiliser l’île de San Cristobal, une île des Galapagos, comme base militaire. Est-ce que l’État peut casser les reins aux gangs criminels ? En 2006, le nouveau président du Mexique Calderon déclarait la guerre aux cartels, 17 ans plus tard, et plus de 300 000 morts après, elle continue. Tout dépendra de la capacité de résistance des institutions politiques et économiques. Devant, le soulèvement armé des gangs liés aux Choneros, dont la stratégie est de protéger l’évasion de leur chef, José Adolfo Macías Villama, le président de la République a proclamé l’état d’urgence le 8 janvier dernier.

Et qu’en est-il de l’opinion publique ?

En 2022, une enquête montrait que 75 % de la population n’avait pas confiance dans la police, laquelle semble infiltrée par les « narcos » à des niveaux très élevés. Pour Daniel Noboa, président sans majorité parlementaire, la tâche s’annonce donc très délicate. Tout cela sur fond de crise économique et de paupérisation aggravée par le choc de l’épidémie de Covid, laquelle a constitué un triste révélateur de l’état du pays en matière d’organisation du système de santé. Alors que la politique de Correa de redistribution d’une rente pétrolière dynamisée par l’augmentation des prix avait eu un impact relativement positif sur le niveau de vie de la population, le tournant néolibéral de Moreno, imposé par le FMI en échange d’un prêt de 6,5 milliards de dollars, a eu des effets dévastateurs sur le pays. Un tiers de la population serait aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Le pays est traversé par des crises sociales et politiques violentes, qui se manifestent notamment par des mobilisations durement réprimées par l’armée aux prix de dizaines de morts. La fracture entre les populations indigènes et le pouvoir est en outre un facteur aggravant des tensions politiques équatoriennes. Pour le moment, l’heure est à l’union nationale, Rafael Correa ayant appelé depuis Bruxelles ses partisans à soutenir le président en exercice devant ce qu’il faut bien qualifier de véritable insurrection criminelle, de narco bloqueo à l’échelle nationale.

 

 
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