ANALYSES

Guerre en Ukraine : Balkans, Chine… une victoire de la Russie peut-elle réveiller les appétits impériaux dans le monde ?

Presse
12 décembre 2023

Faute d’un soutien plus affirmé de l’Occident à l’Ukraine, la Russie pourrait reprendre l’avantage. Les états baltes et la Moldavie sont-ils les prochains sur la liste d’un Kremlin nostalgique des empires russe et soviétique ?


Je pense que s’il y a un risque, ce sera en Ukraine même. Pour l’heure, les Ukrainiens résistent, mais si les Russes percent, plus que Kiev ou Kharkiv, leur priorité sera Odessa de façon à totalement verrouiller la Mer Noire en faisant la jonction avec les séparatistes pro-russes de Transnistrie, derniers vestiges du stalinisme. Cela leur permettra d’étouffer l’Ukraine tout en faisant pression sur la Moldavie. Stratégiquement, c’est beaucoup plus intéressant. Au-delà, la Moldavie reste romanophone, même si l’on y parle russe et elle n’appartient pas à proprement parler au « monde russe » tel que le définit Vladimir Poutine, depuis les années 2000, une communauté de langue, de civilisation et de culture principalement orthodoxe. On voit mal l’intérêt qu’il aurait à y aller.


Personne ne peut prédire l’avenir et il est compliqué de risquer un scénario ou l’autre. Néanmoins, pour les pays baltes, ce que l’on peut dire, c’est qu’ils ont toujours eu un statut particulier dans l’esprit des Russes. Ils font partie du monde scandinavo-germanique et non du monde russe. De plus, ils ont été indépendants entre les deux guerres. C’est d’ailleurs pour cela qu’à la surprise générale, les Russes les ont laissés reprendre leur indépendance assez vite et si l’on compare avec l’Ukraine, ils les ont même laissés rentrer dans l’Otan. Ils sont d’ailleurs les seuls pays membres de l’ex-URSS à avoir intégré l’alliance atlantique. Ce faisant, je ne pense pas que les Russes seraient prêts à entrer en conflit avec l’Otan pour trois petits pays dont ils savent qu’ils ne seront jamais russes, même s’il y a 40 % de Russes en Estonie.


L’exemple russe du fait accompli en Crimée, au Donbass puis contre l’Ukraine, l’impunité de l’Azerbaïdjan face à l’Arménie dans le Haut-Karabagh… Tout cela peut-il encourager Pékin à envahir Taïwan ?


Difficile là aussi de voir les objectifs réels de Pékin, actuellement. Mais ce que l’on peut dire, c’est que les leçons tirées de l’Ukraine sont suffisamment ambiguës pour ne pas accélérer le vieux projet chinois de récupérer Taïwan. Des pertes humaines considérables, 2 000 à 3 000 chars détruits, le prix payé par la Russie est assez lourd et Vladimir Poutine, en l’état, ne peut pas crier victoire. D’autant moins qu’il a maintenant ancré la très grande majorité des Ukrainiens en Occident alors qu’en 2010, une majorité d’Ukrainiens avait voté pour le candidat pro russe. Mais au-delà, il existe aussi une différence majeure entre la Russie et la Chine. La première dépend de ses immenses ressources naturelles qu’elle vend toujours, la deuxième du commerce international. Donc… La Chine est dans le temps long et elle pense d’abord à la préservation de son économie.


Au-delà, on voit s’affirmer les velléités de la Turquie « néo-ottomane » d’Erdogan face à la Grèce, contre la Syrie, les Kurdes ou les nostalgies d’Orban quant à l’ancienne Hongrie, à la minorité magyare de Roumanie. Vladimir Poutine a-t-il « décomplexé » le réveil des appétits impériaux ?


Avant, un ordre international régnait. C’était un ordre bipolaire avec d’un côté les Soviétiques dominés par la Russie, de l’autre côté les Américains. Il s’est effondré avec la chute de l’URSS lorsqu’il n’est resté, provisoirement, que le « gendarme américain ». Or petit à petit, un ordre différent a émergé parallèlement où vous avez désormais des pôles de puissance depuis que le règne du « gendarme américain » a pris fin avec son échec en Irak et son calamiteux retrait d’Afghanistan, en 2021. Faute de gendarmes, les pôles de puissance s’affirment aujourd’hui. Mais ce monde multipolaire n’est pas encore stabilisé et donc, quand vous regardez ses  » plaques tectoniques », vous voyez que ce sont les confins des anciens grands empires russe, austro-hongrois, ottoman ou perse qui restent essentiellement des zones d’instabilité avec des risques de guerre.


Si Vladimir Poutine était tenté par une reprise de l’offensive vers Odessa et jusqu’à la Transnistrie, la Turquie laisserait-elle la Russie mettre la main sur la côte nord de la mer Noire, elle qui n’a toujours pas digéré la perte de la Crimée, au XVIIIe siècle ?


Vous avez parfaitement raison. La Turquie n’acceptera pas que la Russie descende vers la Mer Noire et prenne Odessa. Et donc on peut s’attendre à ce que la Turquie laisse passer ce jour-là des bateaux américains par les détroits pour accéder à la Mer Noire car Il y aura une grande tension si elle ne le fait pas.


Dans cette dynamique d’envahir le voisin dans ce monde multipolaire, l’actualité, c’est aussi le Venezuela qui revendique les régions frontalières et pétrolifères du Guyana…


Dans les années 30, l’Amérique du Sud avait connu la guerre du Chaco, opposant la Bolivie et le Paraguay sur fond d’intérêts pétroliers qui ne furent jamais ensuite démontrés. En Amérique latine, les nations jeunes, il y a des ambitions territoriales et pétrolières mais il n’y a pas d’empire et cela relève plus des ajustements de frontières. Les Américains ayant immédiatement et très fortement réagi en soutenant le Guyana, cela devrait se terminer par un avis de la Cour internationale et je ne pense pas que la situation soit aussi grave que les fractures issues des chutes des grands empires.


 

Propos recueillis par Pierre Challier pour La Dépêche du Midi.
Sur la même thématique