ANALYSES

40 acres et une mule – La justice, c’est pour bientôt ?

Correspondances new-yorkaises
11 décembre 2023


Début janvier 1865.  Il y a foule ce jour-là au quartier général de l’armée de l’Union à Savannah, ville côtière de Géorgie. Une vingtaine de pasteurs de la communauté noire accompagnés de plusieurs de leurs ouailles y sont réunis pour rencontrer le général William T. Sherman, commandant en chef des troupes fédérales dans la région, les fameuses tuniques bleues, qui occupent déjà une bonne partie de la confédération sudiste.

Le général entre dans le salon où l’attend la délégation. Certains se jettent à ses pieds, d’autres restent debout, mais tous le supplient de répondre à leur appel. Il faut faire quelque chose pour les dizaines de milliers d’esclaves en errance qui cherchent protections. Des femmes, des enfants, des vieillards, qui ont fui les plantations de leurs anciens maitres, un véritable exode, dont personne ne semble se préoccuper à Washington.

Sherman doit poursuivre sa marche sanglante vers le Sud profond, ponctuée d’exécutions sommaires et de dévastions injustifiées qui font qu’il est aujourd’hui considéré par beaucoup comme un criminel de guerre – en voilà un dont la statue qui trône encore en plein cœur de New York, face à Central Park, devrait être démantelée ! Il n’a donc pas de temps à perdre avec ce qu’il considère être des jérémiades.

Alors, pour avoir la paix, il va faire la plus célèbre et dévastatrice promesse non tenue de l’histoire américaine. Il va promettre sur l’honneur qu’il croit avoir mais qu’il n’a jamais vraiment eu, que chaque famille d’esclaves libérés se trouvera dotée par le gouvernement fédéral de 40 acres et d’une mule, afin, dit-il, « que ses pauvres gens puissent débuter une nouvelle vie, digne des Américains libres qu’ils sont appelés à devenir. ».

La promesse, il le sait, ne sera jamais honorée par la Maison-Blanche.

Une fois la guerre de Sécession terminée, c’est tout un peuple qui se trouvera abandonné sur les routes de l’Amérique. Des millions d’individus sans instructions, car enchainés pendant plus de deux siècles, livrés à eux-mêmes sans aucune ressource.

Si Sherman meurt auréolé de gloire en 1891, les plaies ouvertes par son mensonge et ceux de ses pairs qui suivront, mensonges d’État s’il en est, sont, comme nous le savons, toujours loin d’être cicatrisées.

Depuis quelques années, de très nombreux descendants d’esclaves exigent que les États-Unis réparent ce qui est aujourd’hui considéré comme l’une des plus grandes injustices de l’histoire de l’humanité. Plusieurs actions judiciaires en nom collectif sont en cours à l’encontre du gouvernement fédéral, mais aussi à l’encontre des anciens États esclavagistes, afin de dédommager les héritiers des Africains qui furent réduits en esclavage par les colons anglais, colons devenus par la suite des citoyens des États-Unis. The Land of the Free comme ils disent…

Aucune estimation sérieuse n’est encore disponible sur le montant d’éventuelles indemnités, ni sur la forme précise qu’elles pourraient revêtir. Selon des juristes, celles-ci pourraient cependant s’élever à plusieurs milliards de dollars, au vu des souffrances endurées et de l’exploitation à outrance de cette main-d’œuvre asservie qu’ont été les Noirs américains.

Pour ceux qui soutiennent les actions en cours, qu’ils soient activistes, intellectuels, ou politiques, il s’agit bien de réparer ici ce qu’ils considèrent avec raison comme correspondant pleinement à la définition de crime contre l’humanité. Beaucoup d’entre eux prennent également pour référence les indemnités perçues à juste titre par les juifs ayant survécu au génocide nazi, ou par leur famille.

Du côté de la Chambre des représentants à majorité démocrate, plusieurs mesures viennent enfin de commencer à être envisagées – les élections approchent. Espérons que tous ces efforts cumulés portent leurs fruits.

Pour ma part et en tant que contribuable américain, je pense en effet qu’il serait enfin temps de faire l’économie de quelques bombes et de rendre justice à l’échelle nationale, à travers leurs descendants qui souffrent encore des séquelles du passé, à ces millions de femmes et d’hommes qui ont pendant bien trop longtemps été traités comme la lie de l’humanité quand ce n’était pas comme des animaux.

Quid des descendants des esclaves français ? Ceux qui disent que la repentance concernant l’esclavage ne concerne pas la France et doit demeurer un problème américain qu’ils refusent de voir « exporté » dans l’hexagone, oublient un peu vite les plus de 80% de Martiniquais et de Guadeloupéens qui descendent d’esclaves. Là aussi, la question des indemnités devrait être sérieusement posée.

Et c’est sans parler de la dette immense que la France peut avoir envers les habitants d’anciennes colonies telle que Saint-Domingue devenue Haïti.

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Romuald Sciora dirige l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, où il est chercheur associé. Essayiste et politologue franco-américain, il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et documentaires et intervient régulièrement dans les médias internationaux afin de commenter l’actualité. Il vit à New York.

 

 
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